La Bible est-elle la Parole de Dieu ?

Lectures Bibliques : Exode 31, 18-32, 20 et 34, 1-18 ; Marc 4, 26-33

 

Prédication

Chers frères et sœurs, l’Evangile de ce jour nous invite à repenser la place et rôle de la Parole de Dieu dans notre vie communautaire et personnelle. En effet, les deux paraboles que nous venons d’entendre se situent dans le quatrième chapitre de l’Evangile de Marc, qui comporte trois paraboles reposant sur l’image des semailles. Nous avons lu les deux dernières. La première est la célèbre parabole du semeur et des quatre terrains (Marc 4, 1-20). Or la parabole du semeur ouvre l’intelligence des deux autres paraboles qui suivent. En effet, le Christ dit à ce propos à ses disciples : Vous ne comprenez pas cette parabole ; comment donc comprendrez-vous toutes les (autres) paraboles ? (Marc 4, 13) Autrement dit, la parabole du semeur donne la clé de lecture des deux autres. Et le Christ de rajouter : Le semeur sème la parole (Marc 4, 14). Par conséquent, les deux paraboles que nous avons lues, celle de la semence qui croît d’elle-même et celle du grain de moutarde, nous invitent à faire place à la Parole de Dieu dans nos vies. Elles nous rappellent que la seule action déterminante qui soit nécessaire dans l’Eglise, pour la communauté comme pour l’individu, est de laisser place à la Parole de Dieu. Nous rendre disponible à la Parole du Dieu vivant et vrai, telle est la substantifique moelle de l’Evangile du jour, qui dépeint cette disponibilité comme le principe d’une vie pleine et entière.

Or, vous le savez, se rendre disponible pour écouter un autre que soi n’est pas toujours une évidence. Nous avons tendance à nous recroqueviller sur nous-mêmes ; si bien que notre relation à Dieu est parfois celle d’une amitié pesante : je veux dire une relation où l’un s’épanche, saturant la discussion de ses problèmes, de ses rêves, de ses interrogations ne laissant à l’autre d’autre possibilité, d’autre légitimité, que l’écoute. Les deux paraboles de ce jour cherchent à renverser cette triste relation en dessinant pour la foi une autre dynamique : vivre par la foi ce n’est pas d’abord parler à Dieu en l’assiégeant d’une foule désordonnée et changeante de requêtes. Non vivre par la foi consiste fondamentalement, certes pas uniquement mais premièrement, à se mettre à l’écoute de Dieu et par conséquent, chercher à faire pénétrer sa Parole en notre cœur pour qu’elle y prenne racine et puisse y croître transformant peu à peu notre sensibilité, notre imagination, nos désirs et notre intelligence. La foi est un renouvellement entier de l’être par la Parole de Dieu ; vivre par la foi c’est être à nouveau façonné par le Dieu créateur, c’est être de nouveau engendré non par la chair mais par l’Esprit dans la Parole. La Parole de Dieu est pour l’homme de foi ce que l’air est à notre corps : ne plus y avoir accès, c’est mourir ; s’y plonger, c’est revivre.

Mais alors, où donc se trouve cette Parole si désirable et si désirée ? Où trouverons-nous la Parole de Dieu pour que nous nous en nourrissions, pour qu’elle puisse être semée en nous ? Telle est la question capitale qui nous échoit ce matin, si nous désirons nous y rendre disponible.

A cette question cruciale, la tradition chrétienne répond unanimement que la Parole de Dieu se donne à entendre dans l’Ecriture sainte. Notre Eglise en a fait, dès son commencement, un principe directeur de toute théologie, de toute foi, de tout culte, de toute éthique. Ainsi l’adage protestant par excellence : Sola scriptura, l’Ecriture seule. Se rendre disponible à la Parole de Dieu reviendrait donc à lire et à étudier la Bible. Mais il nous faut encore chercher à déterminer plus précisément la relation entre la Parole de Dieu d’une part, et la Bible d’autre part, afin de préciser quelque peu cette conviction centrale et d’éclaircir l’enjeu spirituel qu’elle implique. Bref, il faut nous interroger, sans détours : la Bible est-elle la Parole de Dieu ?

A cette question, les Eglises ont eu tendance à répondre par l’affirmative : la Bible est la Parole de Dieu. Et cette affirmation a souvent pris un tour absolu : la Bible est identique à la Parole de Dieu ; la Parole de Dieu, c’est la Bible. Autrement dit, tout ce qu’on trouve dans la Bible, des idées exprimées aux mots mêmes qui les portent, serait voulu de Dieu lui-même. De sorte que, même si ce sont bien des hommes qui l’ont écrite, si Dieu avait voulu rédiger personnellement son Livre, il n’en aurait pas changé un iota. Deux notions théologiques ont rendu compte de cette conviction dans le protestantisme : l’inerrance et la suffisance. L’inerrance de la Bible signifie qu’il ne saurait y avoir la moindre erreur dans les Ecritures ; la suffisance des Ecritures exprime quant à elle la conviction qu’il ne manque rien à la révélation biblique, elle est complète et suffisante. Ainsi, nos Eglises ont, pendant longtemps, identifié la Bible à la Parole de Dieu et ont compris la Parole de Dieu comme une parole parfaite et pure, sans failles ni apories.

Or, avec une telle idée de la Bible et de la Parole de Dieu, la valeur de la parole humaine ternit, et c’est peu dire. Quelle place voulez-vous donner, dans ces conditions, à la parole de l’homme face à celle de Dieu dans la relation de la foi ? La parole de l’homme est vidée de toute sa valeur et la rédemption de la parole humaine consiste alors à s’incliner devant la Parole divine et à s’accorder à elle. Se rendre disponible à la Parole de Dieu impliquerait dès lors, très concrètement, de se taire pour tout attendre de Dieu.

 

Voyons si cette idée d’une Parole de Dieu parfaite et si cette conception de la foi où l’homme se tait complètement pour ne rien faire d’autre que d’écouter Dieu résistent à l’examen biblique. Pour mener cet examen, le récit du don de la Loi au Sinaï me semble tout à fait indiqué. En effet, le texte part d’une telle idée de la Parole de Dieu puisqu’il affirme que les tables de la Loi furent écrites par Dieu lui-même : Dieu donna à Moïse les deux tablettes du Témoignage, les tablettes de pierre écrites du doigt de Dieu. (Exode 31, 18) et encore Les tablettes étaient l’ouvrage de Dieu ; l’écriture était l’écriture de Dieu, gravée sur les tablettes. (Exode 32, 16) Dieu n’aurait alors même pas dicté sa Parole à Moïse mais l’aurait lui-même rédigée de sa main. Moïse n’aurait eu d’autre fonction que celle de porter et de lire un livre. Moïse ne serait alors qu’un valet, fût-il le plus éminent.

Mais heureusement, le texte ne s’arrête pas là. En fait, lorsque nous poursuivons la lecture du récit du don de la Loi, l’idée des tablettes écrites du doigt de Dieu, c’est-à-dire l’idée d’une Parole divine donnée d’un coup, sans tâche ni erreur, et qui n’exige de l’homme qu’une écoute silencieuse et soumise est progressivement mise à mal pour être enfin détruite. Trois éléments retiendront notre attention.

 

Nous devons noter premièrement que Moïse finit par détruire les tablettes, pourtant écrites du doigt même de Dieu. En effet, en apercevant de loin le Veau d’or, Moïse se met en colère et jette, en les brisant, les tablettes à terre (Exode 32, 19). Comment expliquer ce geste ? N’est-il pas en effet éminemment paradoxal ? La Parole pure et sans tâche de Dieu n’est-elle pas le seul remède possible à l’idolâtrie ? N’est-elle pas la seule sagesse à opposer à cette folie ? Contrairement aux apparences, le geste passionnel de Moïse n’est pas déraisonnable mais salutaire. Voyez ce que les hommes sont capables de faire avec une statue pourtant bâtie de leurs mains (Exode 32, 2-4) et imaginez ensuite ce qu’ils auraient pu faire avec des tablettes portant l’écriture même de Dieu ! Les tablettes seraient vite devenues elles-mêmes divines et l’on aurait adoré le texte en lieu et place de son Auteur. Détruire les tablettes divines c’est donc refuser que le texte puisse se substituer ou s’identifier à Dieu lui-même.

Mais nous pouvons trouver une autre raison à ce geste. Que contiennent les tablettes ? Dix paroles qui sont dix commandements. Or les commandements exigent tout de l’homme sans offrir l’aide nécessaire à leur mise en pratique. Par conséquent, dans cette situation, les tablettes divines entraînaient la condamnation pure et simple de tout le peuple : Tu ne te feras pas d’images taillées dit le texte ; et pourtant les Israélites dansent autour d’un veau d’or. Cette Parole de Dieu ne laisse aucune chance au peuple. Moïse a donc préféré détruire le texte plutôt que de proclamer la condamnation sans appel des hommes.

Cet épisode montre donc l’incompatibilité entre une Parole divine pure et sans tâche et les ambiguïtés et paradoxes de la vie humaine. En fait, cette idée de la Parole de Dieu correspond in fine à l’idée d’un Dieu qui condamne et qui punit. D’ailleurs que dit Dieu à Moïse devant le spectacle de l’idolâtrie ? Je vois que ce peuple est un peuple rétif. Maintenant, laisse-moi faire ; je vais me mettre en colère contre eux, je les exterminerai. (Ex 32, 9-10) Prenons toute la mesure du geste mosaïque : c’est cette idée de la Parole divine, avec la représentation de Dieu qu’elle suppose, qui fut brisée et détruite sur le Mont Sinaï. Comme Moïse, il nous faut aussi – et tant pis si c’est par colère – mettre à bas cette image, qui peut-être nous hante, d’un Dieu exigeant et châtiant les pécheurs.

 

Nous devons remarquer, deuxièmement, que le récit du don de la Loi expulse la représentation de la foi comme une relation à sens unique où l’homme se tait et se terre dans une écoute soumise et servile de la Parole de Dieu. Car au contraire, un dialogue s’établit entre Dieu et Moïse. Et l’issue en est surprenante dans la mesure où c’est la parole humaine qui va faire plier la parole divine. En effet, alors que Dieu affirme à Moïse son désir de réduire à néant le peuple, Moïse conteste la volonté de Dieu en lui rappelant sa promesse et son alliance. Il dit : Souviens-toi d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, tes serviteurs, auxquels tu as dit, en faisant un serment par toi-même : ‘‘Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel, je donnerai à votre descendance tout ce pays’’ (Exode 32, 13) Et Moïse fait ici bien plus que de contester, en humaniste, les velléités destructrices de Dieu en rappelant la dignité de tout homme, fût-il idolâtre. Moïse n’oppose pas à Dieu une valeur humaine, il met en lumière une tension au sein même de la parole divine, opposant le décret de destruction au serment de l’alliance. Et l’Ecriture de dire : Alors le Seigneur renonça au mal qu’il avait parlé de faire à son peuple (Exode 32, 14). Moïse a fait plier Dieu en le rappelant à sa fidélité, à sa grâce. Moïse n’est donc pas le simple valet que j’évoquais tout à l’heure. Sa médiation de prophète est nécessaire pour que la véritable Parole de Dieu, une parole de grâce, parvienne au peuple. Sans l’opposition de Moïse, la Parole de Dieu était une condamnation. Ce récit biblique déconstruit donc l’idée d’une Parole de Dieu donnée une fois pour toute, suffisante et sans erreur, face à laquelle l’homme n’aurait qu’à se plier et sous laquelle d’ailleurs il ploierait.

Se rendre disponible à la Parole de Dieu ne revient donc pas pour Moïse à se taire. Bien au contraire, cela consiste à interpeller la parole divine et à avoir le courage d’y regarder en face les tensions, les aspérités, les incohérences, les risques. Ce courage-là a fait triompher, dans une disponibilité qui est dialogue, la miséricorde divine plutôt que la vengeance. Car, en effet, lorsque Dieu rencontre pour la seconde fois Moïse sur la Montagne, ce ne sont plus des paroles de condamnation ou de destruction qu’il profère mais celle de la grâce : L’Éternel passa devant Moïse en proclamant : L’Éternel, l’Éternel, Dieu compatissant et qui fait grâce, lent à la colère, riche en bienveillance et en fidélité, qui conserve sa bienveillance jusqu’à mille générations, qui pardonne la faute, le crime et le péché. (Exode 34, 6-7)

 

Ceci nous amène à la troisième et dernière remarque : lors de la seconde rencontre entre Dieu et Moïse, de nouvelles tablettes sont données. Mais il ne s’agit absolument pas de la reproduction à l’identique du premier acte, car, cette fois, l’auteur des tablettes change : ce n’est plus Dieu lui-même qui trace de son doigt les dix paroles, mais Moïse qui prend le calame et rédige la Parole que Dieu lui transmet : L’Éternel dit à Moïse : Écris ces paroles ; car c’est conformément à elles que je conclus une alliance avec toi et avec Israël. (Exode 34, 27)[1]. Comment interpréter ce changement capital ? Je vous propose la piste suivante : la rédaction des tablettes par Moïse montre que la Parole de Dieu ne peut être entendue en dehors d’un dialogue entre l’homme et Dieu, c’est-à-dire qu’elle ne peut être donnée si l’on fait l’économie d’une interprétation. Mais ce récit ne nous démontre pas la nécessité de l’interprétation en général mais balise l’essence même d’une interprétation spirituelle du texte biblique. L’écrivain des tablettes est l’homme qui a su repérer les tensions de la parole divine pour en faire surgir une interprétation qui va dans le sens de la miséricorde, de la résurrection, de la vie passant outre les éléments suggérant condamnation, destruction, mort. Moïse est donc bien le porte-voix de Dieu mais non son perroquet. Il ne répète pas tout ce qu’il croit entendre de Dieu, il interprète et discerne. Il est, véritablement, prophète car il discerne la grâce comme étant la Parole authentique de Dieu.

 

Vous l’avez donc compris, affirmer l’équation pure et simple entre la Bible et la Parole de Dieu est, à mon sens, une erreur. La question même que nous nous posions n’a d’ailleurs pas grand intérêt pour la foi. La question n’est pas de savoir si la Bible est en elle-même la Parole de Dieu mais si nous sommes capables lorsque nous la méditons d’y entendre résonner la Parole de Dieu.

Si bien que se rendre disponible à la parole de Dieu, comme nous y invitent les deux paraboles de l’Evangile de ce jour, ce n’est ni accabler Dieu de requêtes de sorte qu’il ne puisse rien faire d’autre que d’écouter nos plaintes ni nous taire religieusement pour attendre des directions toute faites. Se rendre disponible à la Parole de Dieu, c’est entrer dans un dialogue avec Dieu lui-même en lisant les Ecritures. C’est lire les Ecritures jusqu’à y entendre pour soi-même la seule Parole qui puisse nous porter, la seule véritable Parole de Dieu : tu es mon fils, ma fille, bien-aimé en toi j’ai mis toute mon affection (Marc 1, 11). Car cette Parole-là qui semble n’être qu’un ensemble de mots généreux, aussi léger qu’un grain de moutarde, se révèlera dans notre vie d’une vigueur inégalée, d’une puissance incomparable de sorte que nous pourrons alors, individuellement et collectivement, étendre haut nos branches pour y accueillir toutes celles et ceux qui, sans le connaître encore, aspirent comme nous au Dieu vivant et vrai.

 

Prions :

Bénis sois-tu, toi qui nous parles encore aujourd’hui, donne-nous de savoir discerner, dans les pas de Moïse, la semence de ta Parole dans notre bible. Fais-nous vivre selon ta Parole (Psaume 119, 25) car elle est une Parole de grâce.

Amen.

[1] L’honnête pousse à reconnaître que le texte affirme, en contradiction avec ce verset, que Dieu finit par écrire lui-même sa parole : L’Éternel dit à Moïse : Écris ces paroles ; car c’est conformément à elles que je conclus une alliance avec toi et avec Israël. Moïse fut donc là avec l’Éternel quarante jours et quarante nuits. Il ne mangea pas de pain et ne but pas d’eau. L’Éternel écrivit sur les tables les paroles de l’alliance, les dix paroles (Exode 34, 27-28). Cependant, il y a une réelle ambiguïté entre d’une part le dialogue et l’injonction que Dieu fait à Moïse dans laquelle il lui demande d’écrire lui-même les tablettes et, d’autre part, la narration qui affirme que Dieu a rédigé les tablettes. Cette ambiguïté me semble porteuse de sens.

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