Texte Biblique : Luc 14,25-33
Prédication :
Ah ! Enfin un texte qui fâche ! Jésus le doux devient d’un coup très exigeant. Il est de mauvaise humeur et il balance de bien mauvaises nouvelles.
Ce texte a causé beaucoup de dégâts dans l’histoire de l’Eglise et a inspiré de nombreux fanatiques en forçant leurs adeptes à une rupture brutale avec leurs familles et à un don intégral de leurs richesses et de leurs comptes en banque.
Un texte qui fait froid dans le dos. Mais que préférez-vous ? Un texte qui dérange ou un texte qui nous arrange ? Car en plus, ce texte ne s’adresse pas aux méchants pharisiens hypocrites et intransigeants, mais à ceux qui veulent suivre Jésus. Alors ?
Vous ici présents, membres du peuple de Dieu, vous avez sûrement abandonné vos études, votre métier, votre charrue, vous avez déposé vos parents dans un quelconque asile, largué vos enfants et vidé vos réfrigérateurs. Pour suivre le chemin du Christ, vous marchez nu-pieds en récitant les béatitudes : Heureux les pauvres, les persécutés et les malaimés ? Non ? Alors êtes-vous de mauvais chrétiens plus attachés aux biens de ce monde qu’aux volontés de votre Seigneur ?
Stupéfaction. Jésus a-t-il réellement dit : Si quelqu’un vient à moi et ne déteste pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple ? Détester, haïr… Le mot est là, d’une violence infinie. Etre détesté, on peut comprendre. Jésus avait prévenu : Vous serez détestés de tous à cause de mon nom (21,17) Mais je vous dis, à vous qui écoutez : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous détestent (6,27). Voilà le Jésus que l’on connaît. A mille lieux d’une soi-disant nécessité de détester ses proches, sa famille pour prétendre devenir son disciple…
D’autant qu’il ne s’adresse pas ici aux convaincus. Ce n’est pas un discours interne réservé aux 12. Eux, c’est déjà fait. Ils ont tout quitté pour le suivre. De grandes foules faisaient route avec lui. Il se retourna et leur dit… un peu comme s’il voulait les mettre à distance, voire les repousser, les rebuter, les éloigner. Devenir mon disciple ? Non n’essayez pas, c’est trop difficile… Alors pour leur faire rebrousser chemin, il provoque, il exagère, il choque volontairement : Quiconque ne porte pas sa croix pour venir à ma suite ne peut pas être mon disciple. L’anti-séduction. Là où de nombreuses églises seraient prêtes à faire la danse du ventre si cela pouvait attirer le chaland et faire du chiffre, Jésus semble vouloir dégoûter les candidats éventuels. Là où les différentes stratégies d’évangélisation tentent de gommer l’âpreté tannique de l’Evangile pour présenter un vin gouleyant, flatteur au palais mais relativement court en bouche, Jésus nous présente directement l’éponge imbibée de vinaigre pour désaltérer les crucifiés (Jean 19,30). Quiconque ne porte pas sa croix…
Alors Jésus va-t-il trop loin ? Est-ce qu’il exagère volontairement, forçant le trait, sans penser tout à fait ce qu’il dit ? La saillie du Maître est tellement difficile à recevoir que les évangiles font tout pour l’adoucir, l’édulcorer, lui poncer l’aspérité, lui raboter les angles saillants. Evangile de Matthieu (10,37) : Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Evangile de Marc (10,29) : Si quelqu’un quitte maison, frères, sœurs, mère, père, enfants et champs à cause de moi et de la Bonne Nouvelle, recevra 100 fois plus dès maintenant, dans ce monde. Même Luc qui tient pourtant à garder la parole de Jésus dans sa version la plus âpre, vraisemblablement la plus authentique d’ailleurs, ne peut s’empêcher de la comprendre comme une métaphore, une image, une illustration symbolique : Ainsi donc, quiconque d’entre vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple.
Une autre manière de comprendre cette parole serait de penser qu’elle n’est pas de Jésus lui-même mais de ses disciples, après Pâques, après la résurrection. Il est possible que cette parole de rupture violente soit la trace visible d’un conflit dur qui semble avoir déchiré le christianisme naissant entre les partisans de la famille de Jésus et notamment Jacques, le frère du Seigneur qui dirigeait l’Eglise de Jérusalem, et les partisans des apôtres et notamment Paul, l’avorton nouveau converti qui entraîne le christianisme hors du judaïsme pour le répandre jusqu’aux extrémités de la terre. En mettant dans la bouche de Jésus la nécessaire rupture familiale pour devenir un authentique disciple, ne sommes-nous pas en train d’assister à une sorte de querelle de succession à l’image de celle qui a déchiré l’islam des commencements donnant naissance aux chiites d’une part (partisans de la famille du prophète, qui suivent Ali, gendre et fils spirituel de Mohammed) et aux sunnites d’autre part (partisans de la tradition et donc des disciples du prophète et qui suivent Abou Bakr, compagnon fidèle et ami du prophète). Mettre ces mots dans la bouche de Jésus, serait une manière d’offrir une parole de renforcement et de consolation pour une communauté chrétienne en rupture avec ses origines juives (Si quelqu’un vient à moi et ne déteste pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple) et persécutée par un monde gréco-romain qui le rejette (quiconque ne porte pas sa croix pour venir à ma suite ne peut être mon disciple). Une manière de leur dire : « Frères et sœurs chrétiens, c’est dur mais tenez bon ! »
Je fais miennes ces deux interprétations. Je crois que, par ces paroles, Jésus refuse toute stratégie de séduction pour répandre l’Evangile. Il choque volontairement pour mettre les foules à distance. Et je crois également que l’Evangile de Luc cherche à offrir une parole de consolation et d’encouragement pour l’Eglise qui se confronte à de fortes oppositions. Mais je ne crois pas nécessaire de faire un choix entre les deux. Parce que si, en effet, l’Evangile s’adresse aux chrétiens pour les encourager dans leur vie de disciples, il est aussi fortement probable que Jésus ait réellement prononcé ces paroles, même et surtout si nous les trouvons dérangeantes. D’abord parce qu’il est peu vraisemblable que des disciples puissent se tirer une balle dans le pied en inventant des paroles pour le moins embarrassantes pour leur business. Ces mots, ils les ont reçus et ils se sont sentis contraints de « faire avec » malgré un embarras bien lisible dans leurs tentatives pour les adoucir. La multiplicité des sources plaide également pour leur authenticité historique. Il y a un 3ème indice susceptible de nous convaincre tout à fait. Nous savons que, contrairement aux pasteurs, Jésus n’aimait pas les longs discours théologiques. Dans les Evangiles, il n’explique jamais, il donne à vivre ce qu’il enseigne : c’est plus efficace, c’est plus direct. Et pour cela il utilise des paraboles. Et c’est justement ce qu’il fait ici pour donner corps à ses paroles que nous trouvons si choquantes.
En effet, lequel d’entre vous… Faisons appel à notre bon sens… s’il veut construire une tour, ne s’assied pas d’abord pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi la terminer… Il est donc question de commencer un grand chantier pour construire une tour. Immédiatement on songe à la tour de Babel qui doit amener les bâtisseurs jusqu’au Royaume de Dieu (Genèse 11,1-9). Jésus n’est-il pas venu en proclamant qu’il était venu pour commencer, inaugurer, mettre en œuvre le Royaume de Dieu ? C’est d’ailleurs sa première prédication dans la synagogue de Nazareth (Luc 4,18) : L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres ; il m’a envoyé pour proclamer aux captifs la délivrance, et aux aveugles le retour à la vue, pour renvoyer libres les opprimés, pour proclamer une année d’accueil de la part du Seigneur. Imaginez-vous possible de s’arrêter en cours de route ? « Mesdames Messieurs, en raison d’un mouvement de grève d’une partie du personnel, le chantier de construction du Royaume de Dieu a été momentanément interrompu et reporté à une date ultérieure. Veuillez excuser ce désagrément indépendant de notre volonté ! » De peur qu’après avoir posé les fondations, il ne soit pas capable d’achever, et que tous ceux qui le verront ne se moquent et ne disent : « Cet homme a commencé à construire, et il n’a pas été capable d’achever. » Aucun échec n’est envisageable, c’est une question de bon sens. Si Jésus a commencé, il va finir. Si nous sommes associés à cette construction, il n’est pas question de faire machine arrière, sinon c’est le ridicule qui tue… Laisse les morts enterrer leurs morts, ; et toi, va annoncer le royaume de Dieu (Luc 9,60).
Mais construire le Royaume n’est pas chose aisée et Jésus prévient qu’il va falloir porter sa croix : Quel roi, s’il part en guerre contre un autre roi, ne s’assied pas d’abord pour se demander s’il peut, avec dix mille hommes, affronter celui qui vient au-devant de lui avec vingt mille ? Il y a donc une guerre à mener contre un autre roi, un combat à livrer. Un combat à la vie à la mort. Ce sera lui ou nous. Et nous savons qu’il est deux fois plus fort que nous. Il n’est plus temps de rebrousser chemin : une fois la guerre déclarée, il est trop tard pour envoyer une ambassade pour demander les conditions de paix… Il m’a envoyé pour proclamer aux captifs la délivrance, et aux aveugles le retour à la vue, pour renvoyer libres les opprimés, pour proclamer une année d’accueil de la part du Seigneur. Le Royaume se construit dans le combat contre ce qui emprisonne l’humanité. Un combat contre ce qui aveugle. Un combat contre l’oppression et l’exclusion. Un combat contre le mal. Un combat contre la mort. Pensez aux récits des multiples exorcismes, des guérisons, des miracles, des morts qui reprennent vie. Imagine-t-on Dévid déserter le champ de bataille, prendre ses jambes à son cou et de fuir le combat déjà engagé contre Goliath ? « Courage, fuyons ! » Je te suivrai, Seigneur, mais permets-moi d’aller d’abord prendre congé de ceux de ma maison. Jésus lui répondit : Quiconque met la main à la charrue, et regarde en arrière, n’est pas propre au royaume de Dieu. (Luc 9,61-62)
Alors oui, Jésus dit volontairement des paroles choquantes. Et il n’est pas question pour moi de chercher les affadir pour essayer de préserver notre zone de confort et de tranquillité. Jésus ne nous appelle pas à entrer, la fleur au fusil, dans le royaume des bisounours où tout le monde doit être gentil avec tout le monde. Il nous pousse à sortir des stratégies de séduction qui flattent le narcissisme de nos contemporains, pour les faire revenir à l’Eglise en cherchant à les amadouer, à endormir leur vigilance. Se dire disciple de ce Jésus, n’a rien à voir avec le rêve de convertir la terre entière. Jésus ne dit pas : « Viens t’asseoir sur les bancs des temples et des églises. » Il dit : « Viens construire le Royaume de Dieu. J’ai besoin de toi pour ce combat grandiose. »
C’est ce que raconte la vocation du prophète Jérémie : Le Seigneur me dit : J’ai mis mes paroles dans ta bouche. Regarde, je te donne en ce jour autorité sur les nations et sur les royaumes pour déraciner, pour démolir, pour faire disparaître, pour raser, mais aussi pour bâtir et pour planter. (Jérémie 1,10)
C’est aussi ce dont parle Qohéleth qu’on appelle aussi l’Ecclésiaste (3,1-8) :
Il y a un moment pour tout, un temps pour chaque chose sous le ciel :
un temps pour mettre au monde et un temps pour mourir ;
un temps pour planter et un temps pour arracher ce qui a été planté ;
un temps pour tuer et un temps pour guérir ;
un temps pour démolir et un temps pour bâtir ;
un temps pour pleurer et un temps pour rire ;
un temps pour se lamenter et un temps pour danser ;
un temps pour jeter des pierres et un temps pour ramasser des pierres ;
un temps pour étreindre et un temps pour s’éloigner de l’étreinte ;
un temps pour chercher et un temps pour perdre ;
un temps pour garder et un temps pour jeter ;
un temps pour déchirer et un temps pour coudre ;
un temps pour se taire et un temps pour parler ;
un temps pour aimer et un temps pour détester ;
un temps de guerre et un temps de paix.
Alors venez maintenant, car tout est prêt ! Amen !
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