Frères et sœurs en Christ, chers amis,
Ces versets 37 à 45 du chapitre 6 de l’évangile de Luc décrivent une situation bien connue :
voir seulement la paille dans l’œil des autres, sans se demander ce qu’il y a dans notre œil à
nous, qui, lui contient une poutre. Nous interprétons généralement ces mots comme des
symboles de notre aptitude à voir les défauts d’autrui, à souligner ce qui nous déplait chez lui,
en oubliant que nous avons aussi des défauts peut-être plus grands ….. Il s’agit bien sûr du
jugement que nous sommes si prompts à porter sur autrui, mais aussi plus généralement de
notre tendance à critiquer les petits défauts, travers des autres, sans nous remettre du tout
en question. Mais le phénomène a toujours existé ! La preuve, commentant ce passage de Luc
d’il y a plus de 2000 ans, Calvin en 1555 constatait que nous voyons « trop clair en épluchant
de trop près et scrupuleusement les fautes de nos frères » ; mais ce phénomène est
évidemment amplifié par la multiplication et la démocratisation des moyens de
communication et par les réseaux sociaux. Défauts, gros ou petits, manies, travers, ou même
rien de précis, juste une difficulté à supporter l’autre…
Nous connaissons tous ce comportement, chercher la paille chez les autres, et qui plus est,
vouloir l’enlever, c’est –à-dire vouloir le corriger- sans voir notre propre poutre. Nous avons
vécu ces situations, comme acteurs ou comme « victimes », dans la famille, dans le cercle
amical, dans le cercle professionnel ; et évidemment en église aussi, à tous niveaux ; et même
dans les instances d’entraide bénévole, les associations humanitaires… Cela va du
soupir/sourire de commisération jusqu’à l’exaspération. Faut-il évoquer la scène politique et
les échanges d’insultes et d’invectives, les accusations avec ou sans preuve ? Ce
comportement est bien humain, comportement de redresseur de torts, associé très souvent
à une bonne conscience, ou au souhait de vouloir aider, parfois beaucoup plus pervers par le
désir de domination qu’il cache. Mais bien rarement nous nous examinons nous-mêmes et
nous demandons comment nous sommes, nous-mêmes, perçus par les autres, et si nos
défauts ne les exaspèrent pas non plus. C’est de cela, semble-t-il, que Jésus nous fait grief, de
ne pas chercher d’abord à nous voir nous-mêmes, comme nous sommes, tellement la poutre
qui est dans notre œil nous en empêche.
Ce passage de l’évangile de Luc se situe après les béatitudes et mises en garde que Jésus a
prononcées après avoir choisi ses disciples. Il vient de commander à ceux qui le suivent
d’aimer leurs ennemis. Et dans le passage que nous venons de lire, il semble qu’il égrène des
petites phrases, on pourrait même dire des petits proverbes, apparemment sans lien les uns
avec les autres. Or ces différentes petites phrases, on les trouve aussi chez Matthieu, à
plusieurs endroits, mais séparées, et dans des contextes différents. Il me semble que Luc, ici,
dessine en réalité, à travers ces 6 minuscules paraboles, – les deux aveugles, le maître et le
disciple, la paille et la poutre, l’arbre et les fruits, les ronces et les figues, le trésor du cœur, –
une seule trame ; il y a un fil conducteur dans tout ce passage qui devient une véritable
péricope ; ce fil c’est notre attitude par rapport à autrui, notre relation aux autres et à Jésus
Christ.
Jésus donne-t-il, et à nous aussi, une morale pour être un bon disciple ? S’il fait clairement
comprendre que ce comportement de dénigrement et de donneur de leçon dans une
assemblée, une société de chrétiens, n’est pas celui d’un bon disciple, il commande
simplement d’enlever la poutre qui encombre nos yeux pour ensuite ôter la paille de l’œil
d’autrui. Mais comment mettre ce commandement en pratique ? Et surtout que signifie
l’image ?
Jésus convie ses auditeurs à faire deux choses : d’une part à se regarder eux-mêmes, chacun
soi-même, autrement ; d’autre part à se regarder les uns les autres autrement.
Se regarder soi-même autrement, c’est en fait ne pas se regarder, – mais se laisser enseigner.
Je suis frappée par le nombre de fois où dans tous les évangiles et dans les épitres, il est
question d’enseignement. Jésus prie, Jésus guérit, mais aussi il enseigne, inlassablement, il
enseigne les foules, il enseigne ses disciples, ses apôtres, les disciples d’Emmaüs… ; et les
foules sont frappées de son autorité !
Si on se laisse enseigner, on n’a plus le temps de se regarder soi-même. On regarde le maitre !
Les deux aveugles se conduisant l’un l’autre n’ont pas de maitre à regarder ; ils tombent dans
un trou ! Notre passage évoque bien cet enseignement : « Aucun élève n’est supérieur à son
maître ; mais tout élève complètement instruit sera comme son maître ». Jésus prévient toute
contestation : non, le maitre n’enseigne pas pour dominer, et le disciple ne prendra pas la
place de son maître, mais il deviendra son égal.
Comprendre – si possible – l’évangile, les paroles de Jésus, cela passe par l’écoute, écoute de
ses paroles, le travail sur elles, et cela signifie alors entre autres, d’accepter de se laisser
enseigner.
Bien sûr direz-vous, il y a de mauvais et des bons enseignants, il y a les faux prophètes, ceux
que Jésus, s’adressant aux pharisiens, traite de « race de vipères » selon Matthieu.
Aujourd’hui combien de faux prophètes dans les églises, dans la société ! Comment les
reconnaitre ? « A leurs fruits » dit Jésus, qui oppose là les fruits de son enseignement, fruits
d’amour et de justice, à ceux que produisent au contraire ces faux prophètes, fruits de division
et de discorde. Certes la distinction est souvent difficile à faire. Calvin évoque la difficulté :
« Peu de gens ont un jugement assez fin pour distinguer les bons fruits des mauvais » ; mais,
répond-il, « l’esprit de discernement ne manque pas à ceux qui, se défiant d’eux-mêmes et
renonçant à leur propre raison, se laissent conduire et gouverner par le Christ ».
Ces fruits ne sont pas seulement produits par les enseignants, la parabole peut être élargie à
nous-mêmes, à chacun de nous.
Frères et sœurs j’ai hésité devant les mots « il n’y a pas de bon arbre qui produise de mauvais
fruits, ni d’arbre malade qui produise de bons fruits ». Nous serions une fois pour toutes
étiquetés bon ou mauvais ? En fait, ce n’est pas ce qui est important, de savoir si nous sommes
bons ou mauvais… Seul Dieu sait qui, chacun de nous EST vraiment. Mais ce qui est par contre
essentiel, c’est d’être en relation avec les autres, et d’agir par rapport à eux. C’est de produire
– pour eux, contre eux, avec eux, par eux….
Même image agricole dans l’autre petite parabole, qui constate qu’on ne cueille pas des figues
sur des buissons d’épines et que l’on ne récolte pas du raisin sur des ronces. C’est dire que les
épines ne peuvent pas produire des figues, ni les ronces du raisin. Il n’y a aucun jugement de
valeur ici, c’est une impossibilité physique, naturelle et cela ne signifie pas non plus que les
ronces ou les épines soient mauvaises en elles-mêmes, elles ne sont simplement pas faites
pour produire raisin ou figue. Mais ce que nous produisons, nous, c’est cela qui intéresse
Jésus.
Et le dernier verset de notre péricope nous amène à constater que rien n’est déterminé ; nous
produisons des fruits, bons ou mauvais ; nous pouvons tirer de notre cœur le bon trésor, mais
comme aussi en tirer le mauvais.
La seconde invitation de Jésus mise en parabole, c’est de regarder les autres autrement. Ce
n’est pas seulement de regarder au-delà des apparences, c’est aussi porter un tout autre
regard: Jésus ne dit pas comment il faut regarder les autres ; simplement qu’il ne faut pas voir
la paille dans leur œil avant d’avoir vu la poutre dans le nôtre. Mais avec notre poutre nous
ne pouvons rien voir, même pas la poutre elle-même ! Le seul moyen est de s’en débarrasser.
Ou de l’ignorer et dans ce cas, d’ignorer aussi la paille de l’œil du voisin. Il faut donc voir
autrement, il faut voir « bien » ; Et si cela nous amenait à la bien-veillance ? Pas la
bienveillance condescendante, fade, si souvent prônée dans les petits manuels qui aident à se
sentir mieux; mais cette bienveillance, dont la philosophe et théologienne Lytta Basset dit qu’il
faut l’oser ; qui est bien sûr indifférente aux apparences, mais beaucoup plus encore, qui traite
d’égal à égal, qui responsabilise celui qui regarde et celui qui est regardé, qui non seulement
ne culpabilise pas, mais qui ouvre une relation profonde et vraie avec l’autre. Cet autre
reconnu comme porteur de la même étincelle divine que moi, comme moi créature du même
Dieu et devenant ainsi mon frère ou ma sœur en Jésus Christ ; une bienveillance qui permet
non seulement de le regarder autrement, mais aussi de veiller sur lui (bien-veuillance) ; une
bienveillance qui permet de lui vouloir du bien (bien-volens), de le traiter en frère en Christ.
Enseignés à produire les fruits de Jésus, regardant les autres autrement, et regardés par eux
autrement, il n’y aura plus aucune raison de vouloir enlever la poutre de notre œil, elle
n’existera plus ; notre regard aura été détourné, déporté de nous-mêmes et ramené à Jésus
au travers des frères et des sœurs.
Cette péricope n’est donc pas – ou en tout cas pas seulement, loin de là, une morale pour
mieux vivre les uns avec les autres ; ce n’est évidemment pas le constat mièvre de « tout le
monde il est beau il est gentil » ; c’est finalement une attestation de notre liberté et de notre
responsabilité : du trésor de notre cœur nous pouvons tirer des choses bonnes ou des choses
mauvaises ; nous pouvons produire des fruits bons ou pourris. Mais c’est également, en
filigrane, le constat de nos fréquents échecs à parvenir à produire le bon, par nos propres
efforts ou notre volonté. Dans le verset qui suit, le 46, nous lisons le cri, bouleversant, de
Jésus : « Pourquoi m’appelez-vous Seigneur, Seigneur, et ne faites-vous pas ce que je dis ? »
La seule réponse possible est de laisser de la place au Christ dans nos existences, de faire
silence pour l’écouter au fond de nos cœurs ; la seule réponse possible est dans la prière :
« Seigneur, souvent nous ne pensons pas à ta demande de faire ce que tu dis; et quand nous
y pensons, tu sais bien que sans ton aide nous n’y arrivons pas, nous essayons, nous le
souhaitons, nous le voulons même, mais notre volonté ne suffit pas. Nous t’en prions, viens
nous aider à changer notre regard sur nous-même et sur nos frères et sœurs, et à le diriger
sur Toi pour faire ce que tu dis ».
Amen
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