A partir de Luc 13, 1-9
C’est un bien curieux texte où Jésus, par deux fois, scande et répète ce refrain : « Non, vous dis-je. Mais si vous ne vous repentez pas, vous périrez tous de même ». Et on ne sait d’ailleurs pas très bien si cette parole est censée nous rassurer ou au contraire nous inquiéter. Est-ce que c’est une parole rassurante ou est-ce que c’est une parole inquiétante ? D’un côté cette parole rassure et libère puisqu’elle indique que le mal qui a été subi, le mal violent, brutal, absurde n’est pas mérité, qu’il n’est donc pas une punition. Mais d’un autre côté, en disant « si vous ne vous repentez pas vous périrez tous de même », cette parole devient beaucoup plus inquiétante parce qu’on ne peut pas s’empêcher d’entendre en elle une menace, un avertissement, et on se dit que si les gens qui ont subi le mal ne l’ont pas subi à cause de leur culpabilité et de leur faute comme l’affirme Jésus, en ce qui nous concerne c’est ce qui nous attend si nous ne changeons pas. L’être humain a toujours du mal à ne pas penser que le mal qui lui arrive est lié à ce qu’il a fait. On connaît tous l’expression « qu’est-ce que j’ai fait au ciel pour mériter cela ? ». On s’accable effectivement d’autant plus que d’une part, on subit le mal et d’autre part, on subit la culpabilité.
La réponse au mal pour l’humain c’est de dresser le tribunal afin d’établir la culpabilité. Le mal brut ne vient jamais seul, mais avec lui, derrière lui se tapit l’ombre déformée et démesurée de la culpabilité. Une culpabilité qui est parfois réelle au sens où elle est bel et bien liée à notre responsabilité, mais qui est presque systématiquement défigurée et amplifiée par un sentiment de culpabilité qui préexiste, qui est là avant. Or la culpabilité on ne peut pas l’enlever comme ça par un coup de baguette magique. Soit on la porte soit on la renvoie. Soit on la prend sur soi et on vit écrasé sous son poids soit on la rejette sur d’autres, et éventuellement sur le ciel.
En général, c’est souvent les deux en même temps : on veut porter la culpabilité pour garder l’impression qu’on maîtrise les choses et donc que si ça s’est mal passé, c’est parce qu’on a failli, et en même temps on veut la rejeter sur d’autres parce que c’est invivable de toujours porter l’intégralité d’une culpabilité et qu’on voudrait bien pouvoir tourner la page et passer à autre chose. Soit on rampe, écrasé par le ciel et la culpabilité soit on se dresse contre lui, au risque de se briser. Du coup, la réponse de Jésus est étonnante, remarquable : « Pensez-vous que ces Galiléens aient été de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens parce qu’ils ont souffert de la sorte ? Non vous dis-je », « Ou bien ces 18 sur qui est tombée la tour de Siloé et qu’elle a tués, pensez-vous qu’ils aient été plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ? Non vous dis-je ».
Jésus avec cette réponse casse, coupe, la chaîne qui unit le mal et la culpabilité : ces gens-là n’ont rien fait de plus que les autres pour qu’il leur arrive le mal qu’ils ont subi. Ce n’est pas lié. Mais alors pourquoi ? Mais alors d’où ça vient ? Le tribunal dressé dans nos têtes, dans nos consciences et dans nos cœurs n’est pas satisfait : il veut des réponses. Il veut que la lumière soit faite, que la vérité soit établie. Alors si comme l’affirme Jésus nos gens ne sont pas coupables du mal qui les frappe vers qui renvoyer la culpabilité ? Dans l’exemple que prennent les interlocuteurs de Jésus, ça aurait été relativement simple et facile de répondre que c’était Pilate le coupable et ce d’autant plus que Pilate était manifestement quelqu’un de connu pour ne pas faire dans la dentelle.
Et pourtant Jésus ne renvoie pas la culpabilité vers Pilate et il rend même les choses encore plus compliquées puisqu’en rajoutant l’exemple de l’accident de la tour de Siloé il devient encore plus difficile de trouver un coupable. Évidemment, nous aujourd’hui on ne laisserait pas tomber l’affaire aussi facilement : on ferait une longue enquête et on finirait par trouver que l’architecte a voulu faire des économies sur les matériaux et donc que derrière lui il y a un tas de politique qui ont fait pression pour cela avec les pots de vins qui vont avec, on trouverait aussi que la municipalité par exemple a été négligente puisqu’elle aurait dû fermer le site par précaution étant donné qu’il y avait un certain nombre de signe avant-coureurs de l’accident, etc…
Mais au temps de Jésus, l’accident appartient encore à l’absurdité on ne cherche pas encore de cause par tous les moyens, on n’a pas encore comme aujourd’hui la batterie ultrasophistiquée qui permet de trouver presque à tous les coups un coupable, à plus forte raison quand l’opinion publique réclame à tout prix des têtes et du sang. Et d’ailleurs, à l’époque de Jésus, une victime est plutôt présumée coupable puisqu’on se demande ce qu’elle a bien pu faire de mauvais pour s’attirer les foudres des dieux (c’est, cela dit en passant, le cas avec Job). Alors que de nos jours, les victimes sont pratiquement devenues des dieux à qui ils faut rendre hommage en sacrifiant quelques « méchants » qu’on arrive à extraire de manière plus ou moins juste ou arbitraire de la chaîne infinie des causes à effets en leur faisant porter un maximum de responsabilité.
Bref, pour résumer :
1) Contrairement à la conception de son temps Jésus ne fait pas porter la culpabilité sur les victimes,
2) En n’impliquant pas Pilate et en évoquant l’accident de Siloé compris comme absurde, il ne fait pas non plus porter la culpabilité sur les autres, comme c’est le cas dans la conception de notre temps.
Il reste donc un troisième endroit qui pourrait recevoir la culpabilité et c’est le ciel : les anciens lui donnaient le nom de « fatum » de « fatalité » ou encore de « destin ». Or, si c’est complètement païen, malheureusement, les chrétiens n’hésitent pas toujours suffisamment à lui donner le nom de « Dieu ». Combien de fois ai-je vu des gens littéralement perdre la foi parce qu’à des enterrements très difficiles ou lors d’épreuves tragiques, on prétendait leur annoncer l’Evangile en leur disant que c’est Dieu qui a rappelé, que c’est Dieu qui a voulu, que Dieu en avait besoin près de lui… Donc qu’il n’y avait plus qu’à accepter, plus qu’à se résigner, ravaler sa douleur et ses larmes en disant « amen ». Autrement dit face à ce ciel-là, soit vous devenez un bon athée bien révolté, soit vous devenez un très mauvais chrétien soumis à la mort et à son pouvoir, qui n’aime plus Dieu que par peur ou par intérêt.
Et précisément, je crois que la seconde partie de la réponse de Jésus vise cela, « Mais si vous ne vous repentez pas, vous périrez tous de même ». Pourquoi Jésus leur dit-il cela ? Pourquoi dit-il de telles paroles relativement dures, qui invitent sérieusement au changement, à ces gens qui se contentent apparemment de rapporter des faits ? C’est sans doute que les gens en question ne se contentent pas de rapporter les faits comme le feraient des journalistes mais que derrière leur propos, il y a une attente qui est critiquée par Jésus. Ils s’attendent à une réponse et Jésus les remet en question. Cette attente, j’ai déjà commencé à l’expliciter, c’est celle qui consiste à vouloir établir la culpabilité, à trouver des coupables. Si les gens rapportent cette histoire à Jésus ce n’est pas comme ça pour l’informer mais c’est bel et bien parce qu’ils s’attendent à ce qu’il donne son jugement, son verdict, qu’il dise que Pilate est un criminel ou que les Galiléens ont eu ce qu’ils méritent…
… ou qu’ils ont pris dans les dents ce à quoi ils se sont exposés, ou toutes autres explications qui permettent de satisfaire le tribunal qu’on a tous en nous, qu’on a tous sur nous.
Or, Christ leur répond que c’est en voulant ainsi se rassurer qu’ils se perdent, que le jugement qu’ils demandent, qu’ils attendent pour se rassurer, pour se conforter, pour se justifier se retourne contre eux. Voilà pourquoi Christ les invite et nous invite à changer, à nous convertir, à nous repentir : parce que si nous regardons les autres de cette façon c’est ainsi que nous nous regardons nous-même et accessoirement c’est ainsi que les autres risquent de nous regarder. Et c’est pourquoi d’ailleurs, il faut absolument comprendre que l’Évangile nous enseigne que la logique de la culpabilité c’est ni plus ni moins qu’une des logiques du péché.
On croit toujours naturellement que le tribunal qui est dans notre tête est un tribunal fidèle à Dieu et donc que la culpabilité qu’il établit est religieuse et justifiée, droite et juste. On s’accuse avec force, on s’enferme dans la culpabilité, persuadés que Dieu est d’accord avec nous et qu’il soutient notre jugement alors qu’en réalité peut-être bien que l’Evangile nous accuse de nous juger de cette façon, qu’il condamne notre tribunal mental. On croit, on s’accuse, on prétend savoir et du coup on oublie sans cesse ce que révèle pourtant les Écritures à savoir que c’est ce tribunal mental qui a accablé Job (justifié par Dieu), qui voulait lapider la femme adultère (défendue par Jésus), qui gonflait de certitude et de bonne conscience ceux que Jésus a qualifié d’hypocrites (et qui ont été rejeté non à cause de leur manque de pureté ou de la tiédeur de leur zèle mais à cause de leur manque de foi) et en définitive qui a crucifié Christ révélant notre condamnation par la même occasion.
Frères et sœurs, les verdicts, les jugements qui ne contiennent pas de bonne nouvelle, qui sont logiques implacables qui prétendent expliquer tout, qui ne laissent aucune place à la foi, à la grâce de Dieu ne viennent pas du Dieu de Jésus Christ, ils viennent de la mort et de ses puissances.
Amen.
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