Texte biblique : Luc 10, 38-42
Prédication :
Alors, vous, vous seriez plutôt du genre Marthe ou Marie ? Plutôt action ou prière ? Plutôt entraide ou culte dominical ? Depuis les débuts du christianisme, les deux sœurs représentent une sorte de d’archétype du débat dont il faut sortir vainqueur en choisissant la bonne part qui ne lui sera pas ôtée. Ce genre de débats caricaturaux auxquels nous assistons presque chaque jour sur les chaînes d’info continue, une disputatio permanente très polarisée entre le bien et le mal.
Au second siècle, Clément d’Alexandrie voit dans l’histoire de Marthe et Marie une allégorie de l’opposition entre la synagogue (centrée sur l’obéissance à la loi de Moïse) et l’église (qui n’est plus sous la loi mais sous la Grâce du Christ). Au 4ème siècle, Basile de Césarée et Saint Augustin y voient l’opposition entre l’action et la contemplation. Les exégètes catholiques ont eu tendance à y lire l’opposition entre préoccupation matérielle et quête spirituelle tandis que les théologiennes féministes identifiaient le combat de Marie, la femme libre qui suit ses priorités personnelles contre Marthe, la femme soumise aux tâches ménagères. Les protestants, quant à eux, se sont beaucoup disputés sur la place de la diaconie dans l’Eglise, certains affirmant haut et fort que l’Eglise devait arrêter de « diaconer » (comme Marthe) pour se recentrer sur sa mission propre qui consiste uniquement à annoncer l’Evangile (à l’image de Marie). Toutes ces interprétations de l’histoire de Marthe et Marie fonctionnent, au fond, comme des allégories centrées sur l’agir des deux femmes. D’une manière ou d’une autre, elles cherchent toutes à poser une norme éthique qui détermine la seule chose nécessaire, la bonne part qui ne sera pas ôtée : Marthe a tort et Marie a raison. Jésus a tranché : le spirituel est supérieur au matériel, le corps est au fond une prison dont il faut se libérer pour accéder à la vérité. Le monde est pourri. Il n’y a rien à en attendre. Il faut s’en échapper pour rejoindre le Royaume de Dieu. Fin de l’Histoire. Et c’est ainsi qu’on a fait du christianisme une religion triste et austère de gens qui refusent le plaisir, qui se méfie de la musique, de la danse, de la joie… On n’applaudit pas dans un temple. Ici, « Tout est permis du moment que ça ne fait pas plaisir. »
Et là, les gens ont commencé soit à taire leurs questions, soit à voter avec leurs pieds en quittant l’Eglise en toute discrétion. Parce qu’en vérité, nombreux sont celles et ceux qui s’identifient à Marthe… sans oser l’avouer. Parce qu’au fond, les questions sont là et il ne faut pas les taire : en quoi Marthe a-t-elle été fautive, elle qui n’a fait qu’accueillir leur visiteur selon les règles de l’hospitalité ? Jésus n’est-il pas injuste avec elle ? Non seulement elle se trompe mais en plus elle en serait coupable ? Quelle est donc cette « bonne part » que Marie a choisie ? Pourquoi ne donne-t-il aucune explication, se contentant d’un argument d’autorité et d’une fin de l’histoire brutale sans aucun enseignement ?
Et encore… à mes yeux, le plus important n’est pas là : je ne peux pas et je ne veux pas me satisfaire d’une lecture moraliste binaire qui oppose bien/mal, vrai/faux, lumière/ténèbres, esprit/corps, sauvé/perdu. Pour moi la pensée binaire provoque une opposition stérile en ce sens qu’elle ne produit aucun fruit. Ce n’est à mes yeux qu’une stratégie confortable qui masque mal une sorte de paresse intellectuelle rassurante parce que facile à comprendre, soit pour obéir bêtement sans avoir à réfléchir, soit pour se rebeller tout aussi bêtement afin d’avoir une bonne excuse pour rejeter tout ça sans plus se poser de question. La pensée binaire est non seulement stérile, mais plus grave encore, elle est toxique et nocive en ce qu’elle crée artificiellement des divisions, des déchirures, des tensions et des conflits. Je pense ici au débat mortifère qui a déchiré notre Eglise à propos du mariage pour tous. J’étais au Maroc à l’époque mais j’ai assisté effaré à des algarades d’une violence inouïe entre des amis proches. Le débat et la décision qui s’ensuivit n’ont rien résolu tant ils ont cristallisé en deux camps irréconciliables, les « attestants » d’un côté, les « libéraux » de l’autre, ne se parlant plus qu’à coup d’anathèmes aussi définitifs que dérisoires, les uns traitant les autres de fondamentalistes arriérés et recevant en retour l’accusation d’être des incroyants qui n’accordent plus aucune autorité aux Ecritures. La pensée binaire n’aime pas la nuance. Elle fonctionne selon la loi du « tout ou rien » en faisant exister « contre » l’autre et non par conviction propre.
Je constate avec soulagement dans les Ecritures que Jésus n’est jamais dans l’opposition binaire. Prenez l’histoire de la femme adultère (Jean 8,1-11), il ne cautionne rien, il n’excommunie personne : Que celui qui n’a jamais péché lui jette la 1ère pierre. Prenez l’histoire de l’impôt dû à César (Matthieu 22,15-21), même manière de renvoyer à la réflexion personnelle : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. A vous de trancher par vous-mêmes. Même manière de trancher pour l’apôtre Paul, par exemple à propos de l’interdiction de manger la viande sacrifiée aux idoles (1 Co 10,23) : Tout est permis, mais tout n’est pas utile. On retrouve exactement le même genre de réponse qui donne à penser et qui renvoie à la responsabilité, le même fonctionnement dans la nuance et le refus de la pensée binaire. Alors moi aussi je refuse de lire cette histoire de Marthe et Marie comme une opposition binaire et facile entre le matériel et le spirituel, entre l’action et l’écoute, entre la chair (forcément mauvaise) et l’Esprit (forcément divin). Je refuse de réduire l’Evangile à une morale paresseuse qui donnerait des réponses simples à des questions complexes. Et je m’inquiète quand, dans mon Eglise, on répond de manière tranchée et définitive par oui ou par non quand il est question d’autorité des Ecritures, de réflexion politique dans l’Eglise, de la politique migratoire ou de la fin de la vie ou de la procréation médicalement assistée. Tout cela demande de la nuance et de la réflexion d’autant plus quand il y a souffrance et détresse.
Alors, comment résister à la tentation du binaire et de la paresse intellectuelle autant que spirituelle ? Comment sortir des oppositions stériles et mortifères ? Dans l’histoire de la pensée éthique, plusieurs scenarii ont été proposés pour sortir du dilemme.
Le scenario le plus en vogue actuellement a été porté par un fils de pasteur allemand du XIXe siècle, Friedrich Nietzsche. C’est ce qu’on peut appeler une posture nihiliste : il n’y a ni bien ni mal puisque la vérité n’existe pas. Il n’y a que des enjeux de pouvoir et de domination dont il faut apprendre à se libérer pour être en mesure de prendre sa vie en main. Avec Marthe qui essaie d’imposer sa vision à Marie en exigeant de Jésus qu’il l’envoie en cuisine pour l’aider et la pauvre Marie qui essaie d’échapper à l’emprise de sa sœur en restant aux pieds de Jésus.
Une proposition relativement proche avait été développée par Spinoza au XVIIe siècle. Pour le philosophe venu du judaïsme, le malheur de l’homme vient justement de cette pensée dualiste qui oppose au lieu d’unir. Pour lui, le bien et le mal n’existent pas en soi parce que tout ce qui existe obéit à des lois divines naturelles immuables et rationnelles qui font qu’il n’y a en réalité aucune décision à prendre. Il suffit d’accepter de faire partie de Dieu, puisque c’est ainsi qu’il appelle cette Vie qui ne fait que grandir. Pour être heureuses, Marthe et Marie doivent choisir ce qui fait grandir leur vie (la bonne part) et rejeter ce qui diminue leur vie (la jalousie). La clé du bonheur est là, entre leurs mains, comme un lâcher-prise, une prise de conscience qu’elles appartiennent à cette Vie divine faite de spirituel autant que de matériel, d’action autant que de contemplation.
Une autre tentative pour sortir du dualisme pourrait s’appeler la position du « en-même-temps ». Toute réalité portant sa part de négativité, comme les deux faces d’une même pièce, comme le Ying et le Yang, Marthe et Marie ne sont que les deux faces d’une même existence humaine faite d’ombre et de lumière, de corps et d’esprit, de matériel et de spirituel, de bien et de mal, d’humain et de divin. « Simul justus et peccator » disait Martin Luther pour décrire la condition humaine, à la fois pécheresse et justifiée, en même temps. C’est ce que Hegel (encore un protestant !) appelait la dialectique : la négativité est nécessaire pour faire progresser l’histoire. Le mal se trouve être au service de l’avancée du bien de la même manière que Marthe se trouve être au service de Marie… pour qu’elle puisse rester à l’écoute de Jésus.
Une 4ème possibilité de sortie du dualisme a été mise en avant par un autre protestant illustre. Le philosophe Emmanuel Kant proposait, lui, de suivre des règles déontologiques universelles. C’est ce qu’il appelait un « impératif catégorique » : agir de telle sorte que la règle d’action que tu choisis puisse être universelle, c’est-à-dire valable pour tous, en tout temps et en tout lieu. Est-ce que nous devons tous faire comme Marie et nous asseoir aux pieds de Jésus ? Ou au contraire, comme Marthe et nous mettre au service des invités ? Autre impératif catégorique : agis de telle sorte que tu traites toujours l’humanité en toi-même et en autrui comme une fin et jamais comme un moyen. Autrement dit, Marie n’a pas à être utilisée par sa sœur comme une aide, un moyen, un objet.
Quelle fut la réponse de Jésus ? A-t-il réussi à sortir du chantage exercé par Marthe pour qu’il prenne son parti : Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur me laisse seule pour servir ? Justement, le Seigneur refuse l’injonction en se plaçant ailleurs. Il ne répond pas à Marthe au sujet de ce qu’elle fait (absorbée par de nombreux soucis du service) ni de ce qu’elle veut que sa sœur fasse (dis-lui donc de m’aider) mais il se place au-dessus, au niveau de ce qu’elle vit : Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup. Or une est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera pas retirée. Ce faisant, il porte une parole personnelle pour chacune.
Devant Marie, à qui Marthe ne parle jamais directement et qui n’a jamais la parole pour donner son avis, devant Marie qui subit la pression de la tradition (une femme doit aider en cuisine pour accueillir les invités) et l’injonction familiale (on doit aider sa sœur), Jésus s’interpose pour reconnaître explicitement son droit à poser un choix personnel : Marie a le droit de ne rien faire (et nous avec elle !). Mieux encore, cette liberté de choisir ce qui est bon pour soi (Marie a choisi la bonne part) est placée comme un droit inaliénable qui pose l’individu face à la pression du groupe, à la contrainte de la communauté : cela ne lui sera pas retiré. Cette liberté que nous avons tous de refuser les injonctions des autres est posée par le Seigneur comme une liberté devant Dieu : au jour du jugement dernier, en fin de compte, quand tout sera mis en lumière dans le Royaume, cela ne peut pas nous être reproché.
Tout en s’interposant pour libérer Marie de l’emprise de sa sœur, Jésus adresse à Marthe une parole pleine d’affection : Marthe, Marthe… Tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup. Une fois encore, le Seigneur pose une parole libératrice qui ouvre le carcan du devoir et des obligations, cette fois celles qu’on s’impose à soi-même. Tous les « je dois » « il faut » « je n’ai pas le choix » « je suis bien obligé de » nous font du mal en nous isolant dans la dispersion et le multiple. Si Marthe est seule, ce n’est pas parce que sa sœur ne l’aide pas, c’est parce qu’elle courre partout à droite et à gauche dans l’activisme qui provoque inquiétude, souci, désordre, agitation, bruit, dispersion. STOP ! Arrête ! Jésus l’appelle à se recentrer : Tu t’agites pour beaucoup ? Un est nécessaire. Jésus invite Marthe à dire « je », à sortir de l’indistinct, du multiple, du « on ». Il pose même sa sœur en exemple : regarde Marie, elle a choisi la bonne part qui ne lui sera pas retirée. Toi aussi tu peux vivre cela.
On le constate donc, il n’y a rien de binaire dans l’Evangile selon Jésus. Juste peut-être un principe de vie : tout ne se joue pas dans le faire mais sans doute bien plus dans la manière d’être. Sans doute que dans les situations-limites auxquelles nous sommes parfois confrontés, il faut entendre l’appel à ne plus subir les pressions du groupe pour continuer à penser par soi-même pour poser des choix personnels. J’entends et je reçois très fortement cette invitation affectueuse du Christ à ne plus me laisser habiter par le multiple, la dispersion, les injonctions des uns et des autres (je pense ici aux réseaux sociaux où tout le monde s’imagine légitime pour donner son avis sur tous les sujets). Sans doute pour cela est-il nécessaire de s’arrêter de faire pour se poser aux pieds du Seigneur pour écouter cette parole qui apaise et qui libère. Amen.