« Dis, grand-père, pourquoi tu boites ? »

Textes bibliques : Genèse 32/23-33 – 48/1-2, 8-20

Prédication :

« Dis, Grand-Père, pourquoi tu boîtes ? »

Cette question, son petit-fils Éphraïm la lui avait déjà posée à deux ou trois reprises. Le vieux Jacob s’était toujours arrangé pour détourner l’attention de l’enfant, au lieu de lui répondre. Il l’aimait pourtant beaucoup. Avec ses douze ans, Éphraïm était très vif et perspicace. Quand Jacob était descendu en Égypte avec tous les siens, pour fuir la famine – mais aussi pour rejoindre son fils bien-aimé, Joseph, devenu grand intendant du pharaon -, il avait eu beaucoup de plaisir à découvrir les deux fils de Joseph, nés en Égypte, Manassé et Éphraïm. Mais il sentait surtout une forte connivence avec le second, Éphraïm. Était-ce parce qu’il était le cadet des deux, comme lui-même, Jacob, l’avait été par rapport à son frère Ésaü ? Peut-être bien.

Jacob était vieux, bien au-delà de la centaine, même tellement au-delà qu’il ne se souvenait plus très bien du nombre d’années : cent trente ou cent quarante ? Un âge de patriarche, comme on dira plus tard ! Mais il se souvenait encore très bien de cette fameuse nuit où sa hanche avait été déboîtée. S’il ne voulait pas trop en parler avec son petit-fils, ce n’était pas parce qu’il ne s’en souvenait plus. C’était bien plutôt parce qu’il s’en souvenait trop.

Mais déjà Éphraïm le relançait avec impatience :

– Dis, grand-père, pourquoi tu boites ?

– Tu sais, c’est une vieille histoire. » Mais en disant cela, Jacob se rendait compte que ce matin, il ne parviendrait pas à tromper l’attention d’Éphraïm, qu’il ne pourrait pas échapper à ses questions. Jacob était pourtant un expert en tromperie, en fraude, en échappatoires, en faux-fuyants. Toute sa vie en avait été marquée, et son nom même semblait le rappeler : Jacob, « celui qui trompe ». Mais ce matin, il savait qu’il n’échapperait pas à son petit-fils, et cela le plaça tout de suite dans l’ambiance de cette fameuse nuit. Cette nuit-là non plus, il n’avait pas pu échapper.

– Raconte-moi cette vieille histoire, grand-père, raconte !

– Tu sais, commença Jacob prudemment, c’était à un moment décisif de ma vie. Tu garderas pour toi ce que je vais te raconter. Tu me promets, n’est-ce pas ? Dans ma jeunesse, j’avais trompé mon frère Ésaü, en lui arrachant son droit d’aînesse pour un plat de lentilles et en lui volant sa bénédiction d’aîné. J’avais dû fuir sa colère et sa vengeance en m’exilant. Réfugié chez mon oncle Laban, j’avais travaillé pendant de nombreuses années pour lui. Mais j’avais aussi réussi avec habileté, avec astuce, à me faire une situation : deux femmes, Léa et Rachel, toutes deux filles de Laban, de nombreux enfants, des serviteurs et servantes, de grands troupeaux, des biens. Un jour, il fallait bien retourner dans mon pays avec tout ce qui m’appartenait. J’avais le mal du pays et, un jour, nous nous mimes en route, une longue caravane. Mais suite à des malentendus, mon oncle Laban nous avait poursuivis. De l’autre côté, devant nous, il y avait mon frère Ésaü, qui m’attendait avec sa vieille colère. Certes, je lui avais envoyé en avant toute une série de cadeaux, mais je ne savais pas comment il m’accueillerait. Cette nuit-là, dans la peur, je fis passer à tout le monde le gué du Yabboq. C’était un vrai passage à gué, dans tous les sens du terme. Un passage à gué de ma vie, un de ces moments dé­cisifs où, entre le passé et l’avenir, le temps semble s’arrêter, où tout paraît remis en question. Je suis resté seul dans la nuit, près du gué.

– Pourquoi es-tu resté seul ? Pourquoi n’es-tu pas allé avec les autres ? demanda Éphraïm, très attentif, très curieux.

– Je ne sais pas. J’avais besoin de m’arrêter, de réfléchir. Besoin de me demander où j’en étais, à ce tournant décisif de ma vie.

– Tu n’avais pas peur, seul dans la nuit ?

– Petit curieux ! Tu n’as pas bientôt fini avec tes questions ! Si, bien sûr, j’avais peur. De toute façon, j’avais peur, peur de l’avenir, peur de ce que deviendrait ma vie. Et l’obscurité de la nuit était en somme à l’image de l’obscurité de ma vie. C’est peut-être ce qui m’a fait rester là, seul dans la nuit.

– Et alors, que s’est-il passé, grand-père, que s’est-il passé ?

– Soudain, dit Jacob, quelqu’un est apparu dans la nuit. Il faisait trop sombre pour deviner ses traits et le reconnaître. Mais il était menaçant. Il m’a attaqué et nous avons lutté toute la nuit. Un combat corps à corps, en nous roulant dans la poussière. Une lutte sans fin, à la vie et à la mort.

– Mais c’était qui, ce quelqu’un ? Tu n’as pas réussi à le reconnaître ?

– Non, je n’ai pas su pendant toute la nuit. Un moment, je me demandais si ce n’était pas Laban qui nous avait rejoints, ou si c’était Esaü qui était venu pour se venger. Mais c’était peut-être aussi un inconnu, un brigand. Était-ce même un homme ? Était-ce plutôt une force maléfique, un démon de la nuit ? Parfois, quand j’y repense, je me dis que c’était un peu comme si je luttais avec tout ce qui était obscur et menaçant dans ma vie, comme si tout ce qui m’angoissait s’était rassemblé en une force violente qui m’attaquait. C’était donc aussi un peu avec moi-même que je luttais.

– Et cette lutte a duré toute la nuit ? Qui des deux a gagné, finalement ? demanda Éphraïm.

– Ce n’est pas si facile à dire, mon fils. Nous luttions, épuisés tous les deux. Et soudain, il m’a fait un sale coup. Il m’a frappé à la hanche, et ma hanche s’est déboîtée. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, je boite de la hanche.

– Mais alors, c’est lui qui a gagné ? lança Éphraïm.

– Attends ! Attends, petit impatient ! La lutte continuait, et déjà la lueur du jour pointait à l’est. Comme s’il avait peur de la lumière, mon adversaire me dit « Laisse-moi car l’aurore s’est levée ». Mais moi, je lui répondis : « Je ne te laisserai pas que tu ne m’aies béni ».

– Qu’est-ce que ça veut dire, bénir ? demanda Éphraïm.

– C’est dire une promesse à quelqu’un, placer la vie de quelqu’un sous le signe d’une promesse, qui le rend heureux, qui lui donne un avenir, le libère et le porte toute sa vie.

– Et ainsi, celui qui t’a attaqué t’a béni ?

– Non, pas tout de suite. D’abord, il a changé mon nom.

– Changé ton nom ? Tu ne t’appelles plus Jacob ? Ou bien tu t’appelais autrement auparavant ?

– Non, non. Je m’appelais bien Jacob. Mais il m’a demandé mon nom, puis il m’a dit : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté ». C’est pourquoi j’ai toujours eu ensuite les deux noms : Jacob, celui qui trompe, et Israël, celui qui lutte avec Dieu, le nom de ma postérité, du peuple portant la promesse de ce Dieu. Celui qui lutte avec Dieu et qui l’emporte.

– Mais alors, c’est toi qui avais gagné, c’est toi qui étais le plus fort ? » Jacob sourit et regarda son petit-fils avec bienveillance.

– Ce n’est pas si simple, mon enfant. Peut-être n’y a-t-il eu aucun vainqueur. Tu sais, quand quelqu’un peut changer le nom d’un autre, il est plus fort que lui. Recevoir un nom de quelqu’un, c’est lui appartenir, lui être soumis. Mon adversaire savait mon nom, il en avait même librement décidé. Moi, je lui ai demandé le sien, mais il ne me l’a pas donné. Les choses étaient donc claires c’était lui le maître.

– Mais, l’interrompit Éphraïm, il t’avait pourtant dit que tu l’avais emporté. C’était lui le maître et c’est toi qui l’avais emporté. Je ne comprends plus rien !

Une fois encore, le vieux Jacob sourit de la curiosité perspicace de son petit-fils. Il s’y reconnaissait tellement.

– Tu sais, cette lutte n’était pas de celles qui finissent en victoire pour l’un et en défaite pour l’autre. Nous avons peut-être été tous les deux vainqueurs. En tout cas, à l’aube, il m’a béni.

– Et tu ne savais toujours pas qui il était ?

– Si, je crois que j’avais commencé à deviner. Ce quelqu’un que je ne pouvais vaincre, qui venait se confronter à moi dans ce moment décisif, je commençais à me dire qu’il devait s’agir de Dieu lui-même. D’ailleurs, il m’avait dit lui-même que j’avais lutté avec Dieu. Et quand il me bénit, ce fut soudain très clair pour moi, comme la lumière du jour qui peu à peu faisait sortir le paysage de l’ombre : c’était Dieu, j’avais lutté avec Dieu, il m’avait frappé à la hanche, puis m’avait béni en changeant mon nom ! Alors, j’ai appelé ce lieu Penuël, c’est-à-dire Face-de-Dieu.

– Face-de-Dieu ? Quel drôle de nom pour un lieu ! s’exclama Éphraïm.

– Oui, tu as raison ! C’est un drôle de nom. Mais tu sais, j’avais vraiment vu Dieu face à face, expérience extraordinaire, inquiétante. J’aurais pu y perdre ma vie. Mais j’étais encore en vie, et surtout, la lumière s’était faite. Le soleil se levait. Mon aurore était là, et je pouvais maintenant aller à la rencontre de mon frère Ésaü, plein de ce face à face avec Dieu.

Ils furent soudain interrompus. « Éphraïm, viens, j’ai besoin de ton aide ! » C’était sa mère, Asenath, la femme de Joseph, qui l’appelait.

– Tout de suite, maman, je viens ! répondit Éphraïm. Mais déjà il se re­tournait vers son grand-père et lui dit:

– Juste une question encore, grand-père…

– Vas-y, mon fils, mais après, tu iras aider ta mère.

– Comment as-tu pu demander à celui qui avait lutté contre toi et qui t’avait frappé à la hanche de te bénir ?

Jacob parut embarrassé :

– Ah ! si je savais moi-même. J’y ai réfléchi souvent. Peut-être, quand tout ce qui est obscur, énigmatique et inquiétant dans la vie, dans le monde, quand tout cela se rassemble pour se dresser contre toi, pour engager la lutte au passage du gué, il y a un moment où tu te dis : « C’est plus fort que moi, cela me dépasse, quelqu’un est là, dans tout ce qui me menace », et alors tu lui demandes de se dévoiler, de se montrer bienveillant, de te donner une promesse qui illumine tout.

– Mais pourquoi adresser ta prière à celui qui te menaçait ? Tu aurais pu chercher de l’aide ailleurs !

– Non ! Celui qui bénit ne vient pas d’ailleurs, il est là, dans la lutte, et la bénédiction doit jaillir du lieu où tout se décide, du lieu où la lutte se déroule.

– Mais tu t’étais roulé dans la poussière avec lui, tu avais lutté avec lui !

– Oui, mais tu sais, la prière, c’est toujours un peu comme une lutte, un combat. Tu y affrontes ce qui t’angoisse, et ça peut être long jusqu’à ce que la lumière se fasse, jusqu’à ce que l’aurore arrive et qu’elle inonde de clarté l’obscurité qui t’envahissait.

– Cette nuit-là doit t’avoir changé, grand-père. Tu as changé de nom, mais es-­tu aussi devenu un autre homme ?

Jacob avait maintenant l’impression d’être repoussé dans ses derniers retranchements par les questions de son petit-fils.

– Écoute, petit, ta curiosité m’épuise. Je suis vieux, tu le sais. Je suis resté Jacob. On est ce qu’on est. On ne se quitte pas si facilement soi-même.

– Mais alors, rien n’a vraiment changé ? demanda Éphraïm, visiblement déçu.

– Si, la lumière de l’aube de Penuël est restée dans ma vie, même si elle ne m’a pas transformé de fond en comble. Elle m’a accompagné, comme une bénédiction constante. Ce matin-là, j’ai pu aller à la rencontre de mon frère Esaü. Ayant vu Dieu face à face, j’ai pu regarder Ésaü face à face. La face d’Ésaü a été pour moi comme la face de Dieu [cf Gn 33/10]. Penuël est devenu la possibilité d’aller vraiment à la rencontre des autres, délivré de moi-même dans ce combat qui avait changé mon nom.

– Tu dis « délivré de moi-même », mais tu boitais. N’as-tu jamais souhaité être délivré de ce handicap ? N’as-tu jamais prié pour en être débarrassé ?

– Oh si ! Cela m’est arrivé bien souvent ! Mais, de plus en plus, j’ai appris à vivre avec ce problème. C’est devenu pour moi comme une marque, un signe de la bénédiction reçue. Un nomade comme moi qui doit beaucoup marcher et qui est touché à la hanche : cela exprimait bien que Dieu me disait sa présence au point névralgique. Un nomade vraiment béni doit probablement boiter. En tout cas, je ne pourrais plus m’en séparer.

– Éphraïm, si tu ne viens pas bientôt, je viens te chercher par les oreilles ! Sa mère s’impatientait. D’ailleurs, cesse d’importuner ton grand-père avec tes questions, tu ne vois pas qu’il est fatigué ?

-Je viens, maman. J’arrive ! Mais, dis-moi, grand-père…

– Une dernière question, hein ! dit Jacob, vraiment une toute dernière

– Grand-père, est-ce que tu crois que je devrai aussi un jour lutter comme toi ?

Jacob était ému.

– Je ne sais pas, Éphraïm. Je ne te le souhaite pas, mais je ne peux pas l’exclure. Tous les humains ont, dans leur vie, des passages à gué, avec leurs obscurités et leurs aurores. Je ne suis pas le maître de ta destinée, ni toi d’ailleurs. Mais quelle qu’elle soit, celui qui en tisse la trame est aussi celui qui te bénira… Mais va maintenant, va, ta mère t’attend depuis longtemps !

L’enfant se leva, se dirigea vers l’entrée de la tente, puis soudain se retourna et dit : « Tu sais, grand-père, il y a quelque chose sur ton visage qui nous raconte Penuël, Face-de-Dieu ! », puis il sortit, un peu gêné.

Le vieux Jacob resta assis. Il était épuisé par cette longue conversation astreignante, mais en même temps rempli d’un bonheur chaleureux.

« Quel garçon, cet Éphraïm ! Il faudra que je le bénisse avant de mourir ! »

Et en disant cela, Jacob avait déjà sa petite idée dans la tête. Il se permettrait une dernière fraude, une dernière astuce : « Il aura la bénédiction de l’aîné, il passera avant Manassé, son frère ! »

Mais en pensant cela, il se dit qu’il était étrange de voir ainsi l’histoire se répéter, de génération en génération, et il se dit encore que le grand tisserand qui tisse la trame de la vie des humains était un bien grand artisan, inquiétant et bienveillant à la fois. Lutte et bénédiction s’étaient relayées à travers tous les jours qu’il avait vécus avec ce Dieu tisserand. Bientôt, elles arriveraient pour lui à un dernier dénouement. Il remercia Dieu dans une brève prière, puis, bercé par les bruits de la maison, il s’assoupit en murmurant :

« Amen. »

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