A partir de Luc 16,1 à 13
Voilà un texte bien embarrassant ! Jésus serait-il en train de faire l’éloge de la corruption, des fausses factures, de la malhonnêteté fiscale… ? Devons-nous retenir de cette parabole dite « de l’intendant habile » qu’il est bon de mentir, tromper, manipuler, voler… ? Faut-il inscrire ce texte au fronton de nos mairies, de nos centres des impôts et de nos entreprises… ? Faut-il faire de ce texte un modus operandi pour les trésoriers de paroisse ?
Une fois encore, Jésus nous déroute avec ses paraboles. Il met de l’obscurité là où on pensait que tout était clair. Il brouille les cartes là où on pensait maîtriser les règles du jeu. Au fond, la parabole, cette « parole de jetée à côté », nous invite à nous perdre en chemin parce que, avec Dieu, c’est quand on se perd qu’on trouve. Et puisque j’utilise le verbe « se perdre », je voudrais commencer par m’intéresser au personnage de l’intendant. Soyons honnêtes avec nous-mêmes : cet intendant trompeur et voleur, qui n’agit qu’en fonction de son intérêt, ne lui avons-nous pas déjà réglé son compte dans notre cœur ? Ce malhonnête, ce malandrin, ce pécheur, ne l’avons-nous pas déjà condamné ?
N’est-il pas à nos yeux l’incarnation même de l’homme perdu, l’homme avec qui nous ne voulons rien avoir de commun parce que nous sommes, nous, du bon côté de la dette, du bon côté de la règle, du bon côté du bâton ? En bon chrétiens, bien sûr, nous avons coutume de dire que nous ne jugeons pas nos semblables, mais chacun ici sait très bien que c’est faux… Juger autrui est notre occupation favorite, quand bien même nous nous en défendrions avec la dernière énergie ! Nous nous érigeons en juges d’autrui bien plus souvent que nous n’aimons l’admettre. Nous jugeons, parce que nous accordons la première place dans notre cœur à la loi et aux images de Dieu que nous associons à la loi. De la sorte, au prisme défigurant de la loi, nous voyons souvent Dieu comme un juge qui punit les méchants. Et le méchant, naturellement, nous préférons que ce soit l’autre.
Alors, question : qui, dans la parabole, prête ses traits à cette économie de la loi qui ne sait que produire de la dette, c’est-à-dire de la culpabilité, du jugement et de la punition ? Pas le maître de l’intendant, puisqu’il passe l’éponge et va même jusqu’à le féliciter pour sa sagesse et son habileté ! Qui alors ? La réponse est : le Mamon, c’est-à-dire la puissance de l’argent. Mais ici, n’allons pas trop vite. Jésus ne cherche pas à diaboliser l’argent, dans un discours moralisateur simpliste. L’avertissement de Jésus à propos de Mamon ne porte pas sur l’argent en tant que moyen de subsistance, il porte sur l’argent en tant que puissance. Je m’explique : selon moi, dans notre parabole, l’argent est une métaphore pour parler de la loi et des images de Dieu associées à la loi. Jésus utilise le symbole de l’argent pour parler de cette économie de la loi qui nous tient captifs d’une logique de la dette, de la culpabilité, du jugement et de la punition. L’argent représente ici, de manière figurée, la puissance de la loi qui nous asservit et qui nous pousse à asservir nos semblables, comme si nous étions les domestiques d’une divinité dont l’occupation favorite serait de traquer les moindres défauts des hommes pour les évaluer, les condamner et les exclure.
Au fond, de même que face à l’argent on est enfermé dans une logique de la dette, face à la loi on est enfermé dans une logique de la culpabilité. C’est pour cela que l’argent est, dans cette parabole, une métaphore de l’économie de la loi, je dirais même de l’idolâtrie de la loi. Celui qui vit sa relation à Dieu comme si Dieu était le comptable de ses transgressions, celui qui croit devoir régler son logiciel intérieur d’après les paramètres du jugement et de la punition, celui-là est esclave d’un Mamon qui s’est substitué à Dieu dans son cœur. Et c’est bien pour cela que Jésus déclare qu’on ne peut pas servir Dieu et Mamon : parce que c’est précisément au pouvoir de cette idolâtrie de la loi qu’il cherche à nous arracher. Jésus cherche à nous libérer de l’économie de la loi qui nous réduit en esclavage dans notre relation à Dieu et à nos semblables. Il cherche à nous sauver de cette logique culpabilisante qui nous pousse à nous représenter Dieu lui-même comme une figure du jugement et de la punition.
Pour le dire autrement, ce que cherche Jésus c’est à nous faire sortir d’un état de confusion spirituelle, qui nous fait prendre Mamon pour Dieu et Dieu pour Mamon. C’est le message de l’Évangile dans toute sa force et sa simplicité : ne vous trompez pas de Dieu ! Ne faites pas de Dieu une figure de la loi et du jugement, car si vous faites cela – en vérité, à chaque fois que vous faites cela ! –, vous vous mettez sous la coupe d’une puissance qui vous asservit, qui vous enferme dans la culpabilité, et qui vous pousse non seulement à juger et parfois à persécuter vos semblables, mais encore à vous juger et à vous persécuter vous-mêmes. Car c’est la terrible vérité que révèle l’Évangile : ceux qui sont prompts à juger leurs semblables sont eux-mêmes la proie du jugement, même s’ils n’en ont pas toujours conscience. C’est une culpabilité enfouie au fond de nous-mêmes qui nous pousse à traiter les autres en coupables.
Alors, nous ne pouvons pas changer notre rapport aux autres si rien ne change au préalable dans notre relation à nous-mêmes. Nous ne pouvons pas avoir un cœur disposé à accueillir et à pardonner si nous ne recevons pas nous-mêmes, au préalable, accueil et pardon de la part de Dieu. Et c’est parce que les pharisiens que nous sommes sont à la fois les otages et les agents de l’économie punitive de la loi, que Jésus leur adresse des paroles aussi tranchantes : « ce qui est élevé aux yeux des gens est une abomination devant Dieu ». (lire les versets 14 et 15)
Voici comment j’entends cette parole : ce que vous tenez pour élevé, noble, bon, pur, saint – selon l’économie de la loi –, cela est pour Dieu ordure et pourriture. Parce que Dieu, Dieu tel que Jésus le révèle, tel qu’il en est lui-même la Révélation – Dieu n’est pas un Mamon de malheur, un juge impitoyable, une figure culpabilisante, une idole punitive. Il est un Père qui fait alliance, qui adopte, qui fait grâce, qui offre de vivre d’une reconnaissance gratuite ; un Père qui accueille et qui pardonne sans nous poser de conditions – et surtout pas celle d’être bons ni « solvables ». Et c’est là que, à l’image de l’intendant qui détourne l’argent de son maître, il nous faut nous détourner de l’économie de la loi et de toutes les images de Dieu qui le travestissent en nous le présentant sous les traits d’un juge. Il est temps de laisser la grâce subvertir l’ordre de la loi, afin de nous tourner vers Dieu comme des enfants se tournent vers leur Père, dans un élan de libre confiance, dans la reconnaissance d’un amour partagé.
Aussi, entendez bien : lorsque vous vous servez de la loi divine pour vous construire une image de gens pieux et justes, et que vous tirez prétexte de cela pour juger et exclure autrui, et que vous pensez alors en toute bonne foi être au « top » de la performance religieuse, c’est alors que vous êtes au comble de l’infidélité, du péché et de l’idolâtrie. C’est quand tu crois en toute bonne foi que servir Dieu veut dire servir une économie de la loi, une religion punitive, une logique culpabilisante, en considérant que tous ceux qui ne sont pas obéissants comme toi ne valent rien et ne méritent rien que le jugement et la perdition – c’est alors qu’apparaît en pleine lumière que le perdu, c’est toi. Le perdu c’est toi, parce que tu n’as pas encore compris que Dieu te cherche pour toi-même, pas pour l’image de piété, de sainteté ou de bonté que tu auras su te construire.
Dieu te cherche pour toi-même et il n’aura de cesse de te chercher que tu ne te laisses trouver. C’est le cœur même de la bonne nouvelle : c’est pour les perdus que Jésus est venu, c’est pour te chercher qu’il vient. C’est aux perdus, de toutes sortes et de toutes conditions, que Jésus annonce la bonne nouvelle de l’accueil et du pardon de Dieu. C’est sur l’homme perdu que Jésus fait briller la lumière de la grâce, afin que chacun, du fond de son obscurité, puisse devenir fils de la lumière. C’est à une nouvelle naissance que Jésus appelle aussi bien les intendants filous que les pharisiens scrupuleux : une nouvelle naissance qui ne vient pas de nous mais qui nous vient de l’amour dont un Autre nous a aimés, aimés à en mourir.
Voilà la « parole jetée à côté » pour toi ce matin : saisis-la – laisse-la te saisir ! Tout ce que tu risques, c’est de naître. Naître à la lumière de l’Evangile
Amen.
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