Face à la parole

Chers frères et sœurs, l’épître aux Hébreux définit avec une précision rare l’essence même de la vie chrétienne : elle la décrit par l’image du voyage, du pèlerinage et de la course. Plus précisément encore, l’auteur dépeint la vie chrétienne comme un second Exode. Il affirme que les chrétiens sont, à l’image de la génération des Hébreux sortis d’Egypte, en marche vers un pays promis. Nous sommes donc tous au désert, allant de l’Egypte au pays de Canaan, ou pour reprendre une autre image de cette épître, de cette terre à la Jérusalem céleste. Certes, pour l’auteur, le salut est acquis une fois pour toutes par la mort et la Résurrection du Christ, il y a un déjà du salut : quiconque met sa confiance en Jésus-Christ demeure déjà en Dieu. Mais il ajoute que le salut n’est pas encore pleinement accompli : le Royaume de Dieu n’est pas encore pleinement établi, le règne de Dieu n’est pas encore total. Il faut encore que le salut puisse s’épanouir et s’accomplir, à l’avenir, lorsque l’histoire s’arrêtera pour laisser place à une éternité de paix et de joie, lorsque l’espérance laissera place à la vision même de Dieu : il y a donc, aussi, un pas encore du salut. Et nous ne le savons que trop bien : nous ne sommes pas encore pleinement réunis avec Dieu, la Terre n’est pas encore soumise à sa Parole de paix. Le chrétien est donc celui qui est en marche entre ce déjà et ce pas encore du salut. En ce sens, le chrétien marche vers son salut ou vers le plein accomplissement de son salut, pérégrinant dans un désert entre la délivrance fondamentale et totale de l’esclavage et l’attente d’un repos, d’une installation au pays promis. Et si l’auteur insiste tant sur cette dimension de la vie chrétienne, sur cet entre-deux, c’est parce qu’il y discerne un enjeu capital : dans cet entre-deux, nous devons tenir bon, faire preuve de persévérance, c’est-à-dire continuer malgré la longueur et la difficulté de la marche à nous confier en Dieu. Relâcher cette vigilance, c’est risquer de se détourner du Dieu vivant. C’est briser le lien entre le déjà et le pas encore, c’est languir après notre Egypte comme les Hébreux du Désert ont autrefois désiré rebrousser chemin… Or, puisque la vie chrétienne est une pérégrination, une longue marche vers la patrie céleste, inviter à persévérer revient, si l’on tient la métaphore, à tenir le cap, à s’assurer, jour après jour, de progresser dans la bonne direction.

Comment donc tenir le cap ? Autrement dit, comment vivre à la suite du Christ, jour après jour, quotidiennement dans l’espérance de voir un jour Dieu face à face ? Comment laisser le déjà du salut informer notre vie quotidienne, comment vivre de ce salut, en faire le principe même de notre vie ? L’Ecriture nous livre un discours de la méthode, c’est-à-dire le principe même du cheminement de la foi : si vous entendez sa voix, c’est-à-dire la voix de Dieu, n’endurcissez pas votre cœur. Ce verset du psaume 95 est répété deux fois par l’auteur de notre épître, juste avant les versets que nous avons lus. Si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas votre cœur. Tenir le cap, persévérer dans le chemin de la foi à la suite du Christ, c’est donc se tenir face à la Parole de Dieu. Etre face à la Parole de Dieu en se laissant interpeller par elle, sans l’esquiver, sans la rejeter, sans même l’adoucir.

Voilà qui n’est pas facile, surtout après la description si vive de la Parole de Dieu que nous avons écouté ensemble ce matin : Car la Parole de Dieu est vivante et efficace, plus acérée qu’aucune épée à double tranchant ; elle pénètre jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle est juge des sentiments et des pensées du cœur. Il n’y a aucune créature, qui soit invisible devant lui : tout est mis à nu et terrassé aux yeux de Celui à qui nous devons rendre compte (Hébreux 4, 12-13). Si tenir le cap de notre marche revient à se tenir devant une telle parole, on comprend l’envie d’un détour, d’une halte, voire d’un changement d’itinéraire… Endurcir son cœur n’est-ce pas vital si c’est pour se protéger d’une Parole qui terrasse, si c’est pour se soustraire à un regard accusateur ?

 

Il se pourrait cependant que ces versets soient plus complexes qu’ils n’apparaissent à première lecture. On a effectivement d’abord l’impression d’une Parole de Dieu qui juge l’homme et le condamne sans appel. Mais voyons les choses sous un autre angle et reprenons le terme de voix plutôt que celui de parole. S’il ne faut pas endurcir son cœur à l’écoute de la voix de Dieu, c’est donc que cette voix est un appel. La voix de Dieu nous appelle. En fait, par sa voix, Dieu nous appelle à lui.  Et, c’est en nous appelant à lui qu’il révèle nécessairement que nous ne sommes pas encore tout à fait attachés à lui, qu’il y a encore une distance en lui et nous. Et qui oserait nier cela ? Qui ne voit pas que nous nous écartons maintes fois de Dieu en pensée, en parole, par action et par omission pour reprendre la vieille formule ? La voix de Dieu, l’appel que Dieu nous adresse, contient donc nécessairement une charge critique : en écoutant la voix de Dieu qui nous appelle, nous sommes forcés d’entendre, en quelque sorte, une voix lointaine et donc de constater la route qui reste à parcourir. La voix de Dieu qui nous appelle « examine [donc] toute la vie de l’homme » comme le dit Calvin dans son commentaire de l’épître de ce jour. La voix de Dieu est donc bien la Parole de Dieu décrite par l’auteur : elle pénètre jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle est juge des sentiments et des pensées du cœur. Mais cet examen n’est pas le fait d’un Dieu froid, extérieur à nous, condamnant pour mieux se grandir. Cet examen n’est que la conséquence d’un appel : or si Dieu nous appelle, s’il nous fait entendre sa voix, c’est pour nous ramener à lui non pour nous condamner ou nous repousser. C’est donc une voix chargée d’amour, l’appel à une communion, à une union. La charge critique de la Parole de Dieu ne doit donc pas être dissociée de sa fonction première : restaurer une communion, approfondir une relation, mettre fin à une rupture, bref ouvrir un espace où Dieu puisse nous retrouver, venir à nous.

 

Nous arrivons donc à un paradoxe : lorsque la voix de Dieu nous appelle à lui, elle nous terrasse car elle ne peut pas ne pas manifester la distance qui nous sépare de Dieu. Etre à Dieu, c’est en effet l’aimer de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa pensée. Si Dieu nous appelle à lui, à le rejoindre, c’est donc que nous ne l’aimons pas encore de tout notre cœur et de toute notre pensée : la parole qui appelle pénètre donc jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle est juge des sentiments et des pensées du cœur. Elle sépare et divise notre amour de Dieu professé et la réalité moins ardente de cet amour, elle isole l’apparence et les convenances de nos intentions et convictions profondes révélant ainsi un écart entre la foi que nous confessons et la vie que nous menons. N’y voyez aucun moralisme de ma part : c’est la réalité de la vie de foi. Nous ne sommes pas des saints, mais il nous faut le voir en face plutôt que de le dire pour précisément se dispenser une réflexion douloureuse.

 

Mais, la dissection de notre être par la Parole de Dieu, provoquée par l’appel d’un Dieu d’amour n’est pas une description froide et sans force de notre vie. Si la Parole de Dieu sépare ainsi les faux semblants de notre être profond, les apparences de la réalité, ce n’est pas pour nous briser définitivement mais pour instituer en nous une réalité nouvelle. Une ambiguïté du texte nous pousse en ce sens. En effet, l’Ecriture dépeint à la fois la Parole de Dieu comme une Parole qui met à nu et qui terrasse et comme une Parole vivante et efficace, c’est-à-dire source de vie et créatrice de vie. Si donc la Parole qui scrute nos vies pour en faire éclater les faux semblants est aussi source de vie, c’est que cet examen ne détruit pas pour détruire mais qu’il vise aussi à reconstruire. En effet, évoquer la Parole de Dieu comme ce qui sépare et divise tout en étant source de vie et créatrice c’est faire allusion à la création. Voyez la Genèse. Par la Parole, Dieu distingue la lumière des ténèbres, le jour de la nuit, les cieux des océans et la terre ferme de la mer mouvante et, se faisant, Dieu crée le monde, l’amenant du chaos à l’ordre, de la stérilité à la fécondité, de sorte que d’un tohubohu primordial, nous arrivons à ce constat merveilleux : « Dieu vit alors tout ce qu’il avait fait, et voici c’était très bon. ». Ne pas endurcir son cœur à la voix de Dieu, c’est laisser son Esprit se mouvoir au-dessus du tohu-bohu de nos cœurs et accepter le travail de sa Parole qui dissèque et sépare en nous les ressorts de nos âmes, les jointures et les moelles de notre être. Nul ne sort indemne d’une telle œuvre. Mais en laissant la voix de Dieu percer notre cœur, nous laissons Dieu nous créer de nouveau. Et d’une Parole qui semblait juger pour nous faire rendre compte, nous entendrons une voix dire de nous-mêmes « Dieu vit alors tout ce qu’il avait fait, et voici c’était très bon ».

 

Qu’est-ce donc que tenir le cap dans l’entre-deux du salut, dans l’interstice du déjà et du pas encore ? C’est se mettre à l’écoute du Parole qui met à nu et terrasse, c’est-à-dire qui nous dépouille de nos faux semblants et qui brise le paraître de nos vies. C’est refuser la tentation mortifère de se recroqueviller sur soi, c’est refuser de se satisfaire de soi, c’est laisser tomber la volonté de se justifier par soi-même. C’est donc une épreuve, un dépouillement. Mais c’est aussi une bénédiction incomparable car c’est vivre d’une Parole qui nous empêche de nous mentir à nous-mêmes. Or elle le fait d’une double manière : d’abord en nous montrant que nous ne pouvons pas nous justifier nous-mêmes, que nous sommes fondamentalement brisés, doubles, qu’il n’y a pas d’unité dans notre être, qu’il y a toujours un écart entre l’apparence que l’on donne et la réalité de ce que l’on est. Bref, elle nous montre que nous sommes pécheurs. Mais, ensuite, elle nous empêche aussi de croire que ce constat est le tout de ce que nous sommes : si c’est l’appel de Dieu qui me révèle ainsi en défaut c’est donc que je suis aussi et même plus fondamentalement encore un être aimé de Dieu, que je ne suis pas seulement en défaut mais que je suis aussi et avant tout désiré, aimé et chéri. La Parole de Dieu nous rend donc à nous-mêmes : elle nous découvre, en nous dépouillant de nos prétentions, comme enfants aimés de Dieu. Elle nous dit jour après jour que nous pouvons et devons vivre de nouveau, être à nouveau façonnés par le Dieu de Jésus-Christ. En fait, se mettre à l’écoute de la Parole de Dieu c’est participer à la Croix et à la Résurrection du Christ : c’est chaque jour accepter de voir crucifier par la puissance d’une parole de vérité le vieil homme que nous portons tous et chaque jour voir se lever en nous un homme nouveau, un homme debout vivant de l’appel d’un Dieu qui sans relâche l’attire à lui. C’est vivre de l’amour d’un Dieu qui nous aime tant qu’il ne nous ne cache pas ce que nous sommes mais qui nous aime tant qu’il peut aussi changer ce que nous sommes. Oui, la Parole de Dieu est à double tranchant : elle nous fait mourir et elle nous fait vivre, mais qu’elle fasse mourir ou qu’elle fasse vivre, c’est toujours par amour. Elle est l’instrument par lequel Dieu « besogne en nos cœurs » (Calvin), pour nous unir à lui, pour nous rendre à nous-mêmes et pour nous ouvrir les uns aux autres. Elle est l’instrument de notre salut, elle doit être notre pain quotidien.

Que Dieu nous mette au cœur cette prière des psaumes : fais-moi vivre selon ta Parole. Car c’est une Parole qui dans son exigence même nous redit un amour incomparable, capable de toujours nous créer de nouveau.

Amen.

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