Lectures Bibliques : Mt 6,30-34 et 13,24-32
Prédication :
- Chercher le Royaume de Dieu et sa justice
Depuis que nous connaissons la date du déconfinement, notre monde est entré en effervescence, entièrement focalisé sur « le jour d’après ! » Quel monde pour demain ? Je ne peux pas résister à la tentation de détourner cet album des aventures de Lucky Luke : « Les rivaux de Painful Gulch » (ravin douloureux en français… une allusion au Psaume 23 ?) qui voit s’affronter les O’Timmins et les O’hara. Ne sommes-nous pas en train de revivre la guerre des optimistes et des pessimistes. Entre ceux qui imaginent construire un monde meilleur et ceux qui pensent que tout va recommencer parce que l’humanité n’apprend jamais de ses erreurs… Alors, au moment de prendre la parole à notre tour, en tant que chrétiens, permettez-moi de mettre les pieds dans le plat et de parler franchement. À partir d’où parlons-nous ? Quelle est notre source ? Nos fantasmes ? Nos colères ? Nos ressentiments ? Nos illusions ? Nos besoins ? Nos inquiétudes pour demain ? Est-ce que nous visons le Bien ? Le mieux ? Le meilleur des mondes possibles ? Bien sûr… c’est ce que nous faisons. Mais est-il besoin d’être chrétien pour cela ? Est-ce que Jésus n’a pas raison ? Est-ce que les païens ne recherchent pas sans arrêt tout cela ?
Et pourtant… Quels sont les appels pressants portés par les chrétiens ?
– Appel à la décroissance et à la sobriété ?
– Appel à s’occuper des pauvres, des exclus, des oubliés ?
– Appel à annuler la dette ?
– Appel à un cessez-le-feu général ?
– Appel à revaloriser les salaires et à mettre de l’argent dans notre système de santé ou dans l’éducation ?
Tout cela parait effectivement très juste, très bien, très vertueux mais pour tout dire assez plat et conformiste. C’est ce que j’appelle jouer sagement le rôle qui nous a été assigné par les autorités et les prescripteurs du Bien. Nous laissons le monde nous dicter notre feuille de route et nous répondons bien sagement au cahier des charges qui est attendu de nous. Tout cela est bien conforme. Tout cela est bien convenu. Entendons-nous bien : j’adhère totalement et sans aucune réserve à ces recommandations vertueuses en tout point. À vue humaine nous sommes dans le domaine du Bien, du souhaitable… MAIS : Est-il nécessaire d’être chrétien pour dire ça ? En quoi est-ce novateur ou différent ou même transformateur pour le monde ? N’est-ce pas simplement un pansement social qui permet à un système de continuer à fonctionner ? En quoi est-ce porté par la résurrection ? En quoi est-ce porteur d’une parcelle de résurrection pour le monde ? En quoi est-ce libérateur et créateur d’espérance ? Est-ce cela chercher le Royaume de Dieu et sa justice ?
Est-ce que chacun de ces appels ne sera pas de fait et par nature automatiquement questionné, critiqué pour ses effets pervers ou pour sa part sombre, pour ses présupposés ou pour ses conséquences ? En cherchant à déterminer ce qui est « bien » ou même ce qui serait mieux, nous reproduisons de fait exactement le même cheminement qu’Adam et Eve dans le jardin se disant que le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal était bien agréable à regarder et qu’ils donnaient envie d’en manger pour devenir plus intelligent… (Gn 3,6) Je ne dis pas que les solutions imaginées sont fausses ou mauvaises en soi. Je dis juste qu’en aucun cas elles ne reflètent la justice de Dieu et encore moins son Royaume, c’est à dire ce moment où le monde correspond à son projet, où il y a coïncidence entre les deux. Et que je sache, l’appel de Jésus dans le Sermon sur la Montagne consiste à chercher le Royaume de Dieu et sa justice et non à manger, une fois de plus, le fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Laissons cela à ceux qui veulent imaginer un monde meilleur et nous, concentrons-nous à chercher un monde nouveau. Radicalement nouveau.
A certains de mes frères chrétiens qui se reconnaissent dans le courant libéral je reproche d’être trop bien intégrés et du coup stériles pour le monde. En bons humanistes, ils sont au service du bien. À certains autres de mes frères chrétiens se revendiquant attestants ou évangéliques je reproche de se vouloir en rupture avec monde, à l’écart de l’impureté du monde et du coup stériles pour le monde. À tous je pose la question : en quoi pourrions-nous être porteurs du Royaume qui vient, radicalement libérateurs des idéologies et des paralysies actuelles tout en étant au cœur du monde ? En quoi pourrions-nous être porteurs et ferments de ré-génération (= résurrection) et pas seulement de bonne morale et de vertu ?
C’est une question personnelle pour chacun d’entre nous : que faisons-nous ? En quoi puis-je être, moi, porteur.se de résurrection ? C’est aussi une question sociétale pour les chrétiens : quelle parole / quelle action des chrétiens serait porteuse de transformation – libération de la société ?
Je vous laisse réfléchir un moment avec cette question avant d’entamer un échange entre nous.
- Rêver à un monde ré-généré
Les serviteurs lui demandèrent : “Veux-tu que nous allions enlever la mauvaise herbe ?” Ah… Voilà une posture que nous connaissons bien : commencer par dénoncer, pointer du doigt, désigner les coupables (toujours les autres d’ailleurs), régler les comptes… “Surtout pas, répondit-il, car en l’enlevant vous risqueriez d’arracher aussi le blé.” Chers amis, pour devenir porteurs d’Évangile il faut commencer à arrêter de jouer les moralistes. Pourquoi nous laissons-nous fasciner par la mauvaise herbe qui pousse en même temps que le blé ? Si je comprends bien la parabole racontée par Jésus, notre travail n’est pas de jouer les justiciers, les redresseurs de tort, les dénonciateurs du malin mais de prendre soin du bon grain que le Seigneur lui-même planté dans son champ. Il n’est pas dit que la mauvaise herbe va étouffer le bon grain. Il est dit qu’il est inévitable que les deux poussent en même temps.
En vérité, Jésus nous appelle au mélange total du bon grain de la grâce et de notre foi avec la mauvaise herbe qu’il y a dans notre vie psychologique, personnelle, familiale, communautaire et politique. Quand tout le monde pousse et cherche à séparer les domaines, Dieu nous appelle au contraire à les mélanger avec ardeur et détermination… Voilà la régénération dont je parle. Si vous séparez les deux : il n’y aura aucune ré-génération mais seulement toujours plus de la même chose ! L’immobilisme est en marche et rien ne saurait l’arrêter ! Jacques Ellul en appelle à « l’inscription, l’insertion, l’infusion de la grâce et de la liberté dans ce monde où je me trouve, et tenter de transformer son futur (inéluctable) en un avenir (à imaginer et à construire) »[1]
– Il faut se souvenir de ce que disait F. D. Roosevelt dans sa campagne de 1932 : « S’il y a une chose dont nous devons avoir peur, c’est de la peur elle-même ». Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? demande l’apôtre Paul (Rm 8,31). Voilà les premiers fruits du Royaume : le courage d’être (Paul Tillich) / la confiance en soi / la liberté individuelle / la passion du possible (Paul Ricœur), quand, à vue humaine, tout cela est hors d’atteinte. Il s’agit de croire aux miracles (pas au merveilleux ni à la pensée magique) mais à l’irruption du Royaume DANS le monde qui provoque une mise en route, un départ vers l’avant : Oubliant ce qui est en arrière me portant vers ce qui est en avant, je cours vers le but… dit l’apôtre Paul (Ph 3,13-14) Comme l’appel de Dieu à Abram en Gn 12,1 : Quitte ton pays, la maison de ton père et va vers toi, va pour toi, vers le pays que je te montrerai…. Forcément, ce mouvement se fait contre nous. Il nous bouscule et nous dérange dans notre nature et notre raison. Comment pourrait-il en être autrement ? Si l’Évangile ne faisait que nous pousser dans notre pente naturelle, nous n’en aurions pas besoin. Notre bonne volonté suffirait. L’Évangile nous emmène toujours au-delà de ce qui est possible normalement ou naturellement par nos propres efforts, notre travail ou notre volonté. Je ne parle pas de gestes extraordinaires ou de manifestations de puissance et encore moins de religion bling-bling qui veut en mettre plein la vue ! Prenez les paraboles de Jésus et vous vous inspirerez de ce à quoi ressemble le Royaume de Dieu : petite graine insignifiante, petit commencement invisible… mais elles changent le monde.
– Je sais donc que je n’ai pas à m’inquiéter du lendemain et qu’à chaque jour suffit sa peine. Je sais aussi que la mauvaise herbe n’aura jamais le dessus sur le bon grain que Dieu a planté. Je sais enfin que, par la foi, j’ai déjà un pied dans le Royaume, en communion avec Dieu. Il s’agit donc pour nous d’entretenir ce lien et cette communion, cette présence de Dieu dans le monde passe par nous et uniquement par nous. Rien ni personne n’est mauvais ou impur en soi (Rm 14,4) mais c’est à nous qu’il revient de faire entrer les êtres et les choses dans l’univers de la grâce et de la régénération offerte en Christ. Ils et elles n’y sont pas par elles-mêmes : nous devons les y amener, les sanctifier en assurant la présence de Dieu au cœur du monde. Je veux parler ici de l’argent, de la science, du pouvoir, etc. Ce n’est pas l’intention qui est dans nos cœurs ni l’usage que nous faisons de toutes ces choses qui les sanctifie mais bien ce que Dieu fait : lui seul sanctifie le temps, les êtres et les choses du monde. N’y voyez pas une théologie naturelle panthéiste qui imagine que le monde entier serait sacré. C’est bien l’action et la prière des chrétiens qui porte le monde sous la puissance de régénération qui vient de Pâques. Là où tout le monde parle de la contagion du mal et de la violence nous pouvons opposer la contagion de la sainteté et de la présence de Dieu : c’est à nous qu’il appartient de le faire. C’est notre mission première.
Il n’est pas question ici de pensée magique qui contaminerait les objets et les personnes par simple contact ou fluide clérical dont nous disposerions mais bien une intention et un acte conscient de sanctification par la prière et la bénédiction : c’est ce que nous disons des objets et des personnes qui les transforme. Notre parole redevient créatrice.
En ce sens la communion fraternelle créée lors de la Sainte Cène pourrait être un bel exemple de sanctification des personnes, du temps et des objets par la communion avec le Christ présent… Cela ne naît pas d’une sainteté en soi du pain et du vin ou des personnes après introspection et confession du péché mais parce que c’est Dieu lui-même qui s’approche et se fait proche et parce que la présence de Dieu est incompatible avec le péché et le mal. C’est la présence de Dieu qui nous sanctifie et rien d’autre. Autrement dit : tout est possible dans la présence de Dieu. Nous n’avons pas à nous demander si c’est bien ou mal, bon ou mauvais mais seulement est-ce que Dieu est présent ici et maintenant : l’appeler par la prière et la lecture de la Parole…
– Rendre Dieu présent au cœur du monde… Et puis rêver ! Parce que les rêves, les songes et les visions sont les outils privilégiés des prophètes qui sont « saisis » par l’Esprit de Dieu qui les guide et les oriente, je voudrais que le rêve redevienne à la mode ! Nous avons tous en tête le « J’ai fait un rêve » de MLK ! Mais j’aime aussi l’idée de laisser parler notre imagination : cela laisse une place à la créativité et à l’invention. Il se joue là une sorte de collaboration active plus qu’une simple passivité du « possédé ». Il est possible que notre énergie créatrice soit mise au service du projet de Dieu, que lui et nous tirions dans le même sens, que notre puissance propre soit ajoutée à la puissance de Dieu et non soustraite ou contraire ! Que nous soyons au service de Dieu et non opposés à lui… Je le crois possible voire souhaité, espéré et attendu par Dieu lui-même… Je pense ici à ce que dit Jésus dans l’Évangile de Jean : Il est préférable que je m’en aille (Jn 16,7) … Je vais vous envoyer mon Esprit… Vous ferez des choses plus grandes que moi (Jn 14,12) Laisser parler l’imagination pour rêver le monde régénéré que nous voulons construire c’est donc se mettre en quête d’un langage spécifique au rêve et à l’imagination : la poétique, la création artistique, la recherche du beau… Investissons sur l’inutile à l’image de la femme de mauvaise vie qui gaspille un parfum de grand prix (Mc 14,1-11) ! Pour reprendre un titre de Jean-Claude Guillebaud, nous pourrons ainsi « Sauver la beauté du monde ». Amen.
[1] J. Ellul, Éthique de la liberté, Labor et Fides, 2019, p.225.
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