Lecture Biblique : Esaïe 6,1-8
Prédication
Croyez-moi, la vie de prophète n’est pas chose aisée… Prendre publiquement la parole en temps de crise, quand tout va mal et que l’avenir est en jeu, il faut déjà être pas mal assuré de ce que l’on a à dire… Mais quand en plus votre parole n’est pas particulièrement agréable à entendre parce qu’elle prend les auditeurs à rebrousse-poil et que, du coup, cela comporte un certain risque personnel, là, pour le coup, les candidats-prophètes ne se bousculent pas vraiment au portillon ! La plupart du temps, on préfère rester dans l’ombre et cela ressemble à de la sagesse. Ne pas faire le malin et garder un silence circonspect et une distance critique semble relever du quasi devoir. La plupart du temps, il vaut mieux rester dans l’anonymat du culte pour y nourrir sa vie spirituelle personnelle, à l’abri des tumultes du monde, et surtout ne pas faire de vague, ne pas tenter une parole qui risque de choquer, de contrarier, de diviser parce qu’elle serait perçue comme partisane. Toute prise de parole qui serait suspecte de « faire de la politique » ou « faire la morale » se verrait immédiatement disqualifiée et rejetée…
Et pourtant, quand le prophète Esaïe prend la parole en cette fin de règne du roi Ozias, aux alentours de l’an 734 qui précède notre ère, la crise est grave. Le Croissant Fertile est en feu et le tout petit pays d’Israël, une bande de terre parfaitement insignifiante de 300 km de long sur 80 km de large, un tas de cailloux parfaitement inculte si on fait exception de la vallée du Jourdain, le tout petit pays d’Israël se trouve au cœur des pressions internationales et des jeux de puissance des grandes nations qui l’entourent et le menacent… Faut-il faire alliance avec l’Egypte pour essayer d’échapper au joug de l’Assyrie ? Faut-il au contraire écouter le roi Akhaz qui appelle à faire alliance avec les assyriens pour repousser les assauts des armés syriennes et éphraïmites qui menacent de s’emparer du pays ? Qui va diriger le pays si le roi meurt ? On est au bord de l’explosion et Israël peut disparaître à tout moment, emporté par le vent de l’histoire. Et pendant ce temps, les politiciens s’essaient au petit jeu des partis, des alliances et des trahisons. Tout le monde le sait même si personne n’y croit vraiment. Et pourtant ces inquiétudes occupent tous les esprits. Elles sont de toutes les conversations et Esaïe sait qu’il va devoir prendre la parole. Il est convaincu que c’est son rôle, sa vocation et qu’il ne peut pas se taire. Il doit parler. Quand, ce jour-là, au cours du culte, [il a] entendu le Seigneur demander : « Qui vais-je envoyer ? Qui sera notre porte-parole ? » [Il a] répondu : « Me voici, envoie-moi. » Esaïe s’est porté volontaire. La situation est trop grave. On ne peut pas, pense-t-il, continuer à se cacher les yeux et faire semblant, comme si de rien n’était.
Mais quelle est sa légitimité pour prendre la parole dans l’espace public ? Est-il un politicien de plus ? Esaïe le sait parfaitement : se taire, ce serait d’abord laisser la parole aux autres, aux prophètes de tous poils, aux flatteurs, aux courtisans et aux partisans, à ceux qui travaillent en sous-mains pour préserver leurs petits intérêts et leurs petits calculs. Se taire, ce serait aussi se laver les mains d’une situation catastrophique à tous égards. Pire, se taire, ce serait refuser de voir la réalité en face pour se protéger, rester bien tranquille à l’abri, fuir le monde… Mais pourquoi lui ? En quoi la parole d’Esaïe serait-elle plus crédible, plus forte, plus importante que celle d’un autre ? Esaïe se porte volontaire pour prendre la parole dans l’espace public, pour entrer dans l’arène des discours politiques. Il veut faire de sa foi un acte citoyen. Pourquoi ? A-t-il raison de le faire ? Ou pensons-nous au contraire qu’il devrait s’abstenir, rester prudemment sur la réserve, se préserver et garder sa parole dans un cadre strictement religieux ? La question est légitime n’est-ce pas et, à certains égards, elle pourrait même potentiellement nous concerner, au cas tout à fait hypothétique où notre pays (et notre terre) traverserait une crise qui pourrait menacer son existence…
En fait, si on accorde une certaine autorité au texte biblique que nous avons lu, la légitimité du prophète Esaïe pour s’engager dans l’espace public tient à ce qu’il a vécu, ce jour-là dans le temple de Jérusalem. C’était l’année où le roi Ozias est mort. Un jour, j’ai eu une vision… Esaïe prend donc la parole pour partager sa vision : J’ai vu le Seigneur assis sur un trône dressé et élevé. Son manteau remplissait le temple et les Séraphins (ces anges de feu aux 6 ailes) se tenaient au-dessus de lui et chantaient ses louanges : Saint, Saint, Saint le Seigneur de l’Univers ! Sa gloire remplit toute la terre !
Esaïe est allé au culte et ce jour-là, dans le temple, pendant que le culte se déroulait normalement avec l’autel des parfums qui produit de la fumée, avec les sacrifices qui assurent le pardon des fautes, avec les louanges chantées par l’assemblée des fidèles, ce jour-là, Esaïe prend soudain conscience qu’il se trouve en fait en présence de Dieu lui-même, YHWH Sebaoth, le Seigneur de l’Univers. Il voit son manteau qui remplit le temple, il voit les anges de feu se cacher les yeux pour ne pas voir la splendeur de Dieu, se cacher l’intimité pour ne pas être vu de Dieu et échanger des louanges d’un bout à l’autre du temple…
On comprend la panique qui s’installe : lui l’avorton devant le Tout-Puissant ? Lui, l’impur face au Saint des Saints ! Malheur à moi, car je suis mort ! Moi, l’homme aux lèvres impures qui habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures… et mes yeux ont vu le roi, YHWH des armées !! Il y a là comme une prise de conscience soudaine et radicale chez Esaïe : ses paroles et ses pensées ne valent pas plus que celle de tous les autres et ce n’est pas ce qu’il pense qui peut avoir un quelconque intérêt pour sauver ce peuple qui court à la catastrophe sans le savoir. Il se sait impur comme tous les autres. Et il sait qu’il doit être purifié par Dieu lui-même pour lui éviter de confondre ses opinions personnelles et ce qu’il doit annoncer : Maintenant que ce charbon a touché tes lèvres, ta faute est enlevée et ton péché est pardonné. Voilà la vérité, la légitimité d’Esaïe ne tient ni à ses opinions politiques, ni à ce qu’il perçoit ou non de la gravité de la situation, et encore moins à ses analyses personnelles plus ou moins pertinentes sur ce qu’il faudrait faire pour s’en sortir. Pour le coup, ses opinions politiques et ses analyses personnelles n’intéressent personne et il se doit de les garder pour lui ou pour son cercle familial privé. Non, si on en croit le texte biblique, la seule chose qui fonde sa légitimité réside dans son expérience spirituelle qui lui a fait prendre conscience qu’il fait partie d’un peuple aux lèvres impures et que le seul roi légitime, le seul à qui Israël puisse faire confiance, le seul avec qui il est possible de faire alliance, le seul qui soit en mesure de protéger l’existence de son peuple face à tout ce qui le menace (que ce soit les assyriens, les babyloniens, les égyptiens, des syriens comme des djihadistes ou toute autre menace que nous pouvons percevoir dans l’actualité), c’est YHWH lui-même, qui siège sur son trône de sainteté, seul roi légitime au milieu de son peuple, qui remplit toute la maison d’Israël de sa gloire de la même manière que la fumée s’élève de l’autel des parfums pour remplir tout le temple de Jérusalem. Dieu seul peut protéger Israël de la catastrophe qui s’annonce comme inéluctable. Ici l’expérience spirituelle touche et conteste les options politiques.
Quelle expérience incroyable n’est-ce pas ? Ici, un piège se dessine devant nos pas… Cela nous arrangerait bien de faire d’Esaïe un homme à part qui aurait bénéficié d’une expérience spirituelle hors norme, indicible, réservée à quelques élus consacrés, mis à part… Un saint, en quelque sorte… Et on viendrait au culte pour avoir la possibilité d’écouter le récit merveilleux de « Saint Esaïe » comme on a celui de Saint Paul, Saint Matthieu, Saint Luc, Saint Jean… Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin, Saint Bernard de Clervaux, Saint Luther, Saint Calvin, Saint Martin Luther King ou Saint Abbé Pierre… Une génuflexion, un cierge, une petite prière avant de retourner vers notre existence toute banale, notre culte habituel. Serait-il possible pour vous d’envisager que ce que le prophète Esaïe a vécu ce jour-là puisse être à votre portée ? Il y a un magnifique texte que l’on peut lire à la fin du livre du Deutéronome qui invite à cela d’une manière magnifique : « Moïse dit : Oui, les commandements que je vous donne aujourd’hui ne sont pas trop difficiles pour vous, et vous pouvez les atteindre. Ils ne sont pas au ciel, sinon on dirait : « Qui va monter au ciel pour aller nous les chercher ? Qui va nous les faire connaître pour que nous puissions leur obéir ? » Ils ne sont pas non plus au-delà des mers, sinon on dirait : « Qui traversera les mers pour aller nous les chercher ? Qui va nous les faire connaître pour que nous puissions leur obéir ? » Oui, la parole du Seigneur est tout près de vous. Elle est dans votre bouche et dans votre cœur. Ainsi, vous pourrez lui obéir. » (Deut 30, 11-14) La Parole du Seigneur est là, tout près de vous… Dans votre bouche et dans votre cœur… Souvent, on s’interdit de penser que l’expérience de la proximité de Dieu puisse être une réalité que nous puissions nous-mêmes expérimenter. Dieu ? Oui, il existe c’est vrai… on est prêt à le croire volontiers… Mais qui peut dire qu’il l’a entendu, vu, ressenti, expérimenté de manière personnelle ? Trop souvent, cela reste un concept, une idée, une opinion partagée. Or le livre de l’Apocalypse l’affirme aussi : Voici, dit le Seigneur, je me tiens à la porte et je frappe, si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui et je mangerai avec lui et il mangera avec moi… (Apo 3,20) Faire l’expérience de la présence de Dieu. Non pas seulement accepter une idée que l’on démontre et que l’on explique de manière rationnelle ; non plus uniquement un témoignage auquel on fait confiance faute de l’avoir vécu soi-même ; mais bien vivre soi-même l’expérience personnelle fondatrice et indépassable qui fait dire : c’est vrai, j’étais là, je le sais de manière indéfectible. Vous serait-il possible d’envisager que cela soit possible pour vous, ici et maintenant, pendant notre culte, de la même manière qu’Esaïe l’a vécu au cours du culte dans le temple de Jérusalem ? Je vous invite à prendre votre feuille de culte et à regarder le déroulement liturgique d’un œil neuf. Si vous regardez bien les différentes étapes du culte, vous y retrouverez, pas-à-pas, tout le récit d’Esaïe comme une expérience spirituelle qui vous est offerte à chacun et à chacune :
- Quand le culte commence, nous sommes nous aussi en présence du Seigneur de l’Univers qui remplit la terre de sa gloire ! En avons-nous pleinement conscience au moment où la cloche retentit et que la musique ouvre notre culte pour nous préparer à nous mettre en Sa présence ?
- Alors monte la louange des anges qui chantent et se répondent les uns les autres : « Saint Saint Saint est le Seigneur de l’Univers ! » : comment ne pas nous réjouir de nous trouver en sa présence ? Puissions-nous chanter notre louange à pleine voix !? Que tout mon cœur soit dans mon chant, clame le Ps 138 !
- Et puis, comme Esaïe, la présence du Saint des Saints nous fait vraiment prendre conscience de notre indignité, cet écart immense entre la sainteté de Dieu et la réalité de notre existence… Silence, humilité, confession. Qu’est-ce que l’homme pour que tu prennes soin de lui, demande le Ps 8 ?
- La purification nous est alors donnée à chacun personnellement, de la main même de Dieu : ta faute est enlevée, ton péché est pardonné… affirme Esaïe 6
- Alors et alors seulement, nous pouvons entendre l’appel de Dieu, dans sa parole proclamée, qui nous mobilise et nous interpelle : Qui vais-je envoyer ? Qui sera notre porte-parole, demande YHWH, le Seigneur de l’Univers ?
- Cette invitation que le prophète Esaïe a entendue, nous sommes nous aussi appelés à y répondre : Me voici, Seigneur, envoie-moi… Dis-moi ce que j’ai à faire dans ma vie, dans ce monde ? Que faut-il que je dise pour porter ta parole dans le monde ? Envoie-moi, Seigneur, moi aussi je suis prêt…
Rencontre personnelle, louange, purification, écoute, envoi en mission… Chaque dimanche, partout sur cette terre, il est proposé aux chrétiens de revivre le chemin spirituel vécu par le prophète Esaïe et de se l’approprier. A chacun il appartient d’ouvrir la porte et d’accepter l’aventure pour entendre l’appel et y répondre, chacun à sa manière. Amen.
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