Chers frères et sœurs, les Mages sont pour nous des figures exotiques : d’abord, l’Ecriture déclare qu’ils viennent de l’Orient, symbolisant, en refusant de nommer une contrée particulière, des contrées lointaines et inconnues ; ensuite, ce sont des savants-magiciens ne distinguant pas l’astronomie de l’astrologie, la science de la magie ; enfin, ils lisent dans le ciel le destin des hommes et reçoivent dans leurs songes des messages divins. Tout ceci est étrange pour nous. Mais l’Ecriture nous dévoile une chose plus étrange encore car elle manifeste la vie de foi des Mages comme une vie tout entière tournée vers l’adoration du Christ. Il est la raison de leur voyage, il est le seul objet de leur entretien avec Hérode et le seul destinataire de leur hommage et de leurs présents. Ils adorent le Christ sans rien demander, dans une louange dépourvue de toute requête. Ils adorent le petit enfant, rien de plus. Et, ceci fait, ils s’en retournent d’où ils viennent. La vie de foi des Mages tient donc tout entière dans une adoration du Fils de Dieu. Et c’est en ceci, me semble-t-il, et au-delà du folklore qui entoure leur figure, que les Mages sont exotiques pour nous, dans notre monde.
Et pourtant, l’Ecriture nous rappelle aujourd’hui, à travers la figure des Mages, une parole qui demeure et de laquelle nous devons, encore aujourd’hui, nous saisir, une parole qui, nous le verrons, peut remplir toute notre vie : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et à lui seul, tu rendras un culte (Dt 6, 13 ; cf. Mt 4, 10). Et de fait, nous portons, nous protestants, cette exigence au cœur de notre tradition et de nos coutumes. Nous avons en effet pour devise, Soli deo gloria. A Dieu seul la gloire. Nous venons au « culte », or adorer signifie bien « rendre un culte à Dieu ». Et puis, comme toutes les Eglises chrétiennes, notre liturgie est irriguée d’adoration. Nos cultes contiennent, dès la liturgie d’entrée, une prière de louange, nos chants sont à la gloire de Dieu, la préface de la Cène est à nouveau une louange rendue à Dieu – la Cène que l’on nomme d’ailleurs, en grec, eucharistie, c’est-à-dire action de grâce, remerciement, louange, adoration. Bref, aujourd’hui encore résonne parmi nous la parole bénie de l’Ecriture : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et à lui seul, tu rendras un culte (Dt 6, 13). Mais il est vrai que notre monde ne porte plus l’adoration de Dieu comme une évidence de sorte qu’il n’est pas toujours aisé pour nous de saisir le sens de cet acte pourtant fondamental de notre vie de foi. Aussi nous faut-il, pour entrer dans la joie de l’adoration et de la louange, nous mettre à l’école des Mages venus d’Orient. Car en effet, ils tracent un chemin pour une adoration véritable entre l’oubli de Dieu qui caractérise notre société et une adoration qui conduirait à s’oublier soi-même pour s’abîmer en Dieu, comme une certaine mystique le demande faisant de l’adoration un sacrifice de soi. Au contraire, l’adoration des Mages est une adoration dans laquelle l’homme ne disparaît pas mais existe devant Dieu comme un être pardonné, aimé, sauvé. Suivons donc les Mages, pas à pas.
D’abord, attardons-nous sur le verbe adorer. Les Mages disent en effet vouloir « adorer » le Roi des Juifs puis arrivés à la maison de l’enfant, l’« adorent » effectivement. Nous lisons : nous sommes venus l’adorer (Mt 2, 2). Et Ils entrèrent dans la maison et se prosternèrent et l’adorèrent (Mt 2, 11). En fait, le mot grec traduit ici par « adorer » est proskunéo. Il désigne en effet l’adoration mais non dans un sens spéculatif et abstrait. En effet, il signifie d’abord, très concrètement, le fait de se prosterner, probablement en embrassant le sol, les pieds ou le bord du vêtement. Un geste bien particulier, exceptionnel, manifestant le respect, l’obéissance, la reconnaissance de sa dépendance à l’égard d’un roi (le Grand roi chez les Perses) ou d’un dieu (on se prosterne devant la statue du dieu chez les Grecs). Il ne s’agit pas d’un salut banal mais bien d’une adoration. Dans l’Ancien Testament grec (La « Septante »), c’est ce mot qui est employé pour le verset : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu (Dt 6, 13 cité par Jésus en Mt 4, 10). Si donc l’adoration est d’abord symbolisée par le fait de se courber dans un geste de soumission, cela pourrait signifier que l’adoration conduit l’homme à se soumettre entièrement à Dieu dans un sens qui confine à l’humiliation. Adorer Dieu signifierait presque disparaître devant lui, s’abaisser le plus bas possible, se laisser écraser par lui. Et de fait, comme je le disais en ouverture, des recoins de la mystique chrétienne pense l’adoration ainsi. Désirant une fusion avec Dieu, l’homme irait dans l’adoration se fondre en Dieu jusqu’à disparaître comme individu, jusqu’à s’anéantir devant Dieu. Et puis, malheureusement, il y a ce terrorisme, aujourd’hui islamiste, qui pousse des hommes à se supprimer et à détruire d’autres hommes en poussant un cri d’adoration (« Dieu est grand ! »). Mais en fait, lorsque l’Ecriture sainte emploie le mot proskunéo, se prosterner pour désigner l’adoration, elle est à mille lieux de ce genre d’adoration où l’homme disparaît pour laisser place à Dieu. Au contraire, en adorant Dieu, en se prosternant, l’homme loin de se nier existe devant Dieu en exprimant ses besoins et ses espérances, qu’il sait pris en compte par le Dieu à qui il les confie. En effet, dans l’Evangile de Matthieu, le verbe est certes utilisé, dans le sens d’adorer, à propos de l’adoration rendue au Christ par les femmes et les Onze disciples après la Résurrection (Mt 28, 9 et 17) ; mais le même verbe est aussi employé dans le sens de « se jeter aux pieds de quelqu’un » dans plusieurs passages importants. Ainsi la femme cananéenne se jette-t-elle aux pieds de Jésus – proskunéo – pour implorer : Seigneur viens à mon secours (Mt 15, 25). De même, un lépreux se prosterne – proskunéo – devant Jésus et dit : Seigneur, si tu le veux, tu peux me rendre pur (Mt 8, 2). Egalement, un chef du peuple se saisit des genoux de Jésus – proskunéo – et demande la guérison de sa fille (Mt 9, 18).
Pourquoi ce détour par le grec ? Parce que la langue grecque et l’usage qu’en fait Matthieu dans son Evangile montre que les Mages qui offrent leurs présents et le lépreux qui implore sa guérison font la même chose, ils se prosternent devant le Christ. Adorer le Christ c’est donc se jeter à ses pieds et lui exprimer les plus intimes de nos soucis, c’est implorer son secours et la guérison de notre être. Demander secours à Dieu c’est l’adorer comme son sauveur. Adorer Dieu ce n’est donc pas s’effacer devant lui, mais au contraire s’en remettre à lui. C’est confesser sa dépendance radicale envers lui mais en sachant qu’il nous veut du bien et prend soin de nous, qu’il nous relève, nous pardonne, nous redonne courage. Adorer c’est croire encore lorsque tout nous jette à terre. En fait, adorer Dieu n’est pas tenir un discours sur la substance divine telle qu’elle est en elle-même mais se jeter aux pieds de Dieu en croyant qu’il est un Dieu pour nous, un Dieu proche et aimant.
Et cela, les Mages l’ont appris en cherchant le « Roi des Juifs » (Mt 2, 2), ils l’ont appris par l’interprétation des sages d’Israël. En effet, la consultation d’Hérode permet de décrire ce « roi » cherché par les Mages comme le « Messie » annoncé par l’Ecriture, Messie qui est décrit par une prophétie de Michée comme le prince qui fera paître Israël (Mt 2, 5-6). Les Mages ont adoré dans l’Enfant Jésus, un prince-berger. Or cela est très important. L’étoile n’a en effet pas guidé les Mages en ligne directe jusqu’à l’enfant. Il a fallu que l’Ecriture réoriente leur concept de royauté, qu’elle façonne leur espérance pour lui donner un tour nouveau. Ainsi, il ne s’agissait plus pour eux de trouver un roi selon leur représentation – la littérature grecque antique présente en effet, dans un cliché récurrent, l’Orient, et la Perse en particulier, d’où viennent probablement les Mages, comme un lieu d’exercice tyrannique du pouvoir – mais d’apprendre aux pieds de l’Ecriture ce qu’est la royauté selon le cœur de Dieu. Et c’est ce roi-là, un roi selon le cœur de Dieu, qu’ils adorent. Se jeter aux pieds d’un tel berger n’est donc pas, je le répète, s’oublier soi-même, se résigner à être dominé, exploité, utilisé mais c’est se savoir conduit, aimé, restauré, protégé, connu et reconnu. Voici ce que l’Ecriture déclare en écho à la prophétie citée par Matthieu, dans une page qui pour beaucoup est gravée dans nos cœurs :
L’Éternel est mon berger : je ne manquerai de rien.
2Il me fait reposer dans de verts pâturages,
Il me dirige près des eaux paisibles.
3Il restaure mon âme,
Il me conduit dans les sentiers de la justice,
A cause de son nom.
4Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort,
Je ne crains aucun mal, car tu es avec moi :
Ta houlette et ton bâton, voilà mon réconfort. (Psaume 23)
Adorer ce n’est donc pas louer Dieu tel qu’il est dans l’absolu mais bien saisir Dieu tel qu’il est pour nous à partir de ce qu’il nous révèle lui-même de lui dans l’Ecriture et dans nos vies. tu es avec moi dit le Psaume (23, 4), Emmanuel dit l’Evangile (Mt 1, 23). Dieu avec nous, Dieu pour nous, voilà le Dieu que l’on peut adorer. Non un Dieu lointain, si grand qu’il nous écrase mais un Dieu proche, un Dieu fait homme, un enfant dans les bras de sa mère.
D’ailleurs, apprenant que Jésus est le berger qui fera paître le peuple de Dieu, les Mages ont dû relire leur histoire, et même le sens profond de leur voyage. Les Mages sont des savants qui décident de scruter les étoiles, d’y apprendre le destin des hommes pour, peut-être, en tirer le meilleur parti. Ils décident de prendre les devants et partent à la rencontre d’un personnage si extraordinaire qu’il suscite un nouvel astre. Bref, ils sont à la manœuvre : ils cherchent, ils découvrent, ils interprètent, ils calculent la trajectoire. Ils se mettent en marche. Mais revenons à nouveau sur la notion de berger de l’Ecriture pour y découvrir que les Mages ne sont peut-être pas si actifs qu’il n’y paraît. qu’est-ce que le Dieu-berger dans l’Ecriture ? Lisons dans le livre d’Ezékiel : C’est moi qui ferai paître mes brebis, c’est moi qui les ferai reposer – oracle du Seigneur, l’Eternel. Je chercherai celle qui était perdue, je ramènerai celle qui était égarée, je panserai celle qui est blessée et je fortifierai celle qui est malade. (Ez 34, 15-16) Et l’Evangile de Luc d’ajouter : Quel homme d’entre vous, s’il a cent brebis et qu’il en perde une, ne laisse les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller après celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il la trouve ? Lorsqu’il l’a trouvée, il la met avec joie sur ses épaules et rentre à la maison (Lc 15, 4-6). Revenons alors vers les Mages : dites-moi, l’Orient n’est-ce pas, dans l’Evangile de ce jour, le lointain ? Les Mages s’ils cherchent avidement des réponses dans les cieux, n’est-ce pas parce qu’ils sont en quelque sorte égarés ? Les Mages comprennent alors qu’ils n’étaient pas à la manœuvre mais qu’en Orient, au loin, le Christ déjà les attirait à lui. Les Mages apprennent, puisque le Christ va les chercher au loin en les guidant par son étoile pour retrouver leur chemin, ils apprennent qu’ils étaient de ces brebis égarés et perdues dont parle l’Ecriture. Et ils apprennent aussi qu’avant même de connaître le Christ, ils étaient déjà connus de lui au point qu’il les considère comme faisant partie de son troupeau, de son peuple. Comment ne pas être rempli de joie ? Les Mages découvrent qu’ils étaient conduits, guidés, aimés depuis l’Orient. Alors leur adoration n’a rien d’une ambassade formelle, c’est une action de grâce, ils bénissent cet Enfant qui s’est manifesté pour eux, dès sa naissance, comme Emmanuel, Dieu avec eux. Ils vont adorer le berger qui rassemble ses brebis perdues, dont ils reconnaissent faire désormais partie.
Nous aussi chers frères et sœurs nous sommes parfois des brebis égarées, blessées, malades mais pour nous aussi le Christ a placé son étoile dans notre vie et, depuis longtemps, nous aussi il nous guide là même où nous pensons mener nous-même notre barque, nous aussi il nous attire à lui par son amour et nous désire de tout son cœur, même si nous nous tenons au loin, nous aussi il veut nous prendre contre lui pour nous ramener plein de joie dans la maison de son Père. Suivons l’étoile, écoutons l’Ecriture, adorons l’enfant. Et nous aussi nous serons, dans le chemin de notre vie, emplis d’une grande joie, nous aussi nous pourrons, parce que le Fils de Dieu nous rejoint et se fait Dieu-avec-nous, emprunter un autre chemin, un chemin neuf rempli de confiance et d’espérance (cf. Mt 2, 12). Sachons comme les Mages mais aussi comme le lépreux, comme le chef du peuple, comme la femme cananéenne nous jeter aux pieds du Christ pour nous en remettre à lui et faisons entrer dans notre vie, comme un cri de joie, cette Parole bénie : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu.
Amen.
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