Les deux textes du livre des Nombres et de l’évangile de Marc, qui nous sont proposés pour aujourd’hui, font apparaître ce que nous pourrions appeler la mentalité de clan. Cette déformation de l’esprit n’appartient pas seulement au passé, elle existe toujours maintenant.
Elle consiste à dire que tout ce qui se fait à l’intérieur du groupe est bien, tandis que tout ce qui se fait à l’extérieur est mauvais. Le chauvinisme français est bien connu : ce qu’on fait en France est parfait, ce qu’on fait à l’étranger ne vaut rien. On pense probablement la même chose, en sens inverse, dans d’autres pays. Les partis politiques ont la même disposition de pensée : la gauche pense que la droite a toujours tort, la droite voue la gauche aux enfers.
La même chose se retrouve, hélas, dans nos Eglises : malgré l’œcuménisme, on a toujours un peu tendance à se jalouser entre les différentes confessions chrétiennes, sinon à s’en vouloir.
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Comment s’étonner alors de la scène dont nous lisons le récit dans le livre des Nombres ?
Pour aider Moïse dans sa tâche d’administrer les Hébreux, Dieu lui a dit de choisir soixante-dix hommes parmi le peuple, qu’on appelle les « anciens ». Ces hommes feront office de fonctionnaires et de juges.
Ils s’occuperont des affaires courantes, tandis que les causes plus difficiles monteront jusqu’à Moïse.
Dieu a donné de son Esprit à Moïse, en vue de son travail. Les anciens reçoivent donc aussi une part de cet Esprit, puisqu’ils rempliront un rôle analogue à celui de Moïse. Réunis autour de la tente où Moïse rencontre Dieu, soixante-huit anciens se mettent à prophétiser sous l’emprise de l’Esprit de Dieu. Il en manque deux à l’appel (Eldad et Médad), ils sont restés à l’intérieur du camp. Mais ils commencent, eux aussi, à prophétiser.
Il semble logique que ces deux isolés donnent des messages de Dieu, puisqu’ils ont reçu la même portion d’Esprit de Dieu que les autres. Mais Josué ne l’entend pas de cette oreille. Puisque ces deux-là ne se trouvent pas avec les autres autour de la tente du rendez-vous, ils n’ont pas le droit de prophétiser. Ils ne se sont pas donné la peine de venir, ou peut-être n’ont-ils pas reçu la convocation, donc ils doivent se taire.
Et Josué, serviteur de Moïse, lui demande de les empêcher de parler. Il ne faut pas que des étrangers au groupe des soixante-huit prophétisent. Les absents ont toujours tort.
Le récit de Marc est très exactement parallèle à celui-là.
Un homme chasse les démons au nom de Jésus. Il guérit des gens, il les remet en bonne santé. C’est une activité louable, apparemment, et dont il faudrait le féliciter. Eh bien, non !
Les disciples pensent que cet homme doit cesser son activité de guérison. Le motif leur paraît évident : il ne fait pas partie du groupe des douze apôtres. Sans doute a-t-il entendu parler de Jésus, sans doute croit-il en lui. Mais il ne suit pas Jésus, c’est-à-dire qu’il ne fait pas officiellement partie des disciples. Il n’a pas fait acte de candidature, il ne s’est pas présenté, donc il n’a pas le droit de guérir. Jean et les autres apôtres le lui interdisent formellement.
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Le même verbe « empêcher » se lit dans les deux récits. C’est le même verbe dans la traduction en grec du Premier Testament et dans le texte grec des évangiles. C’est un verbe-pivot, qui exprime une disposition essentielle soit de Josué soit des apôtres. Il est bien clair que les rôles sont parallèles.
Le rôle des deux anciens qui prophétisent loin du groupe ressemble à celui de l’homme qui guérit. Le rôle de Josué ressemble à celui des douze apôtres. Il reste le rôle de Moïse et celui de Jésus.
Moïse refuse d’écouter Josué. Il ne veut pas empêcher les deux anciens de prophétiser. Au contraire, Moïse souhaite que tout le peuple de Dieu reçoive l’Esprit et que tous prophétisent. Il n’exclut pas, il voudrait que tous soient inclus dans le même ministère.
Jésus répond de la même façon. Il ne veut pas que ses disciples empêchent l’homme étranger de guérir des gens. Car cet homme travaille dans le même sens que lui-même. Puisqu’il n’est pas contre Jésus, il est pour lui. Même refus d’exclure, même intention d’inclure dans le même projet tous ceux qui veulent s’y atteler.
Moïse comme Jésus constatent que Dieu est à l’œuvre même en dehors du groupe qui se trouve réuni là à un certain moment. Ils voient que Dieu n’est pas seulement à l’œuvre parmi les quelques-uns qui sont rassemblés autour d’eux — les soixante-huit ou les douze —, mais aussi ailleurs, en dehors du cercle des quelques privilégiés.
A l’extérieur des soixante-huit, il y en a deux qui prophétisent parce qu’ils ont reçu le même Esprit de Dieu. A l’extérieur des douze, il y a un homme qui guérit au nom de Jésus.
Moïse et Jésus refusent d’exclure, parce qu’ils voient que Dieu ne limite pas son action ni sa Parole ; il n’est pas obligé de suivre les idées humaines. Moïse et Jésus voient le côté positif : deux hommes qui transmettent les messages de Dieu, un homme qui rend la santé. Cela suffit pour que celui-ci et ceux-là soient du bon côté.
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Moïse et Jésus combattent cette mentalité de clan, que nous avons héritée du temps où les tribus qu’on dit sauvages se faisaient la guerre à coup de flèches et de sagaies. Nous n’employons plus le casse-tête, mais nos armes, même parfois nos armes morales, sont tout aussi dangereuses.
Les deux réponses parallèles de Moïse et de Jésus nous apprennent que Dieu est à l’œuvre chez nous et qu’il se sert de nous. Mais qu’il travaille également chez les autres et par les autres.
Il se révèle dans notre Eglise particulière, et c’est heureux. Mais il se révèle aussi dans l’Eglise d’à-côté, et c’est heureux encore !
Personne parmi les chrétiens ne peut réclamer la propriété exclusive de la vérité ou de l’interprétation correcte de la Parole de Dieu.
Personne ne possède la théologie parfaite et définitive, personne ne pratique la meilleure liturgie, personne n’a le seul comportement possible adapté à l’Evangile. Il se fait des bonnes choses à l’extérieur, dans d’autres Eglises, dans d’autres groupes chrétiens. A nous de le reconnaître !
Si nous en croyons Moïse, l’important n’est pas que deux hommes désignés pour être anciens ne soient pas avec les autres autour de la tente de réunion.
L’important, c’est que Dieu les ait appelés à remplir cette fonction d’anciens et qu’il leur ait donné cet Esprit qui les pousse à prophétiser.
Pour Jésus, ce qui compte n’est pas que cet homme soit ou non recensé parmi les disciples en titre, mais que des gens soient guéris grâce à ce qu’on peut bien appeler son ministère. De l’aveu même des apôtres, cet homme guérit les malades « au nom de Jésus ». Ce qui n’est pas une invocation vide de sens, mais une affirmation qui implique que l’homme contesté croit réellement en Jésus. Il a confiance en lui, il sait que Jésus a la puissance de guérir.
Quand il intervient, ce n’est pas lui qui agit, mais Jésus-Christ à travers lui. Voilà ce que Jésus veut faire comprendre à ses apôtres.
La foi active existe en dehors de leur petit groupe.
Jésus nous invite à discerner, en dehors de nos frontières ecclésiastiques, ceux qui croient en lui et qui agissent de sa part.
Nous avons des frères partout, dans toutes les communautés chrétiennes, même si elles diffèrent de la nôtre par leurs traditions et leur pensée.
Moïse et Jésus nous proposent une perspective déjà œcuménique. Avec eux, nous dépassons notre mentalité de clan, notre propension à nous renfermer sur nous-mêmes ; nous nous ouvrons aux autres frères, nous apprenons à les accueillir avec l’amour qui nous unit dans la communion du même Christ.
Pouvons-nous aller plus loin ? Pouvons-nous dire que Dieu agit aussi en dehors de toute Eglise, qu’il se sert à l’occasion d’hommes et de femmes qui ne sont pas chrétiens, mais qui agissent dans le sens de son projet, même sans le savoir ?
Ce serait nous faire une bien médiocre idée de Dieu que de nous imaginer qu’il ne peut rien faire sans les chrétiens, et de l’enfermer dans le cercle étroit de nos confessions. Ce serait douter de sa puissance. Dieu emploie qui il veut.
La Bible nous en fournit plus d’un exemple. Le reconnaître n’est pas diminuer l’importance de l’Eglise ni celle d’Israël. Israël reste le peuple choisi, l’Eglise reste la compagnie de ceux qui font confiance à Jésus-Christ.
Mais notre horizon s’élargit singulièrement, quand nous comprenons que le monde entier et l’humanité entière sont entre les mains de Dieu et qu’il y fait ce qu’il veut, quand il veut, et comme il veut.
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Ici, nous touchons à une réalité essentielle : la liberté de Dieu.
Dieu est libre d’agir comme il l’entend, quelquefois par nous, quelquefois en dehors de nous.
Nous ne pouvons pas lui tracer des limites, nous ne pouvons pas l’empêcher d’agir et de parler là où il le décide.
Josué et les apôtres voulaient priver Dieu de sa liberté. En essayant de brider des hommes, c’est Dieu qu’ils voulaient restreindre. Mais, en même temps, ils se privaient de leur propre liberté : liberté de reconnaître l’œuvre du Seigneur, liberté d’adhérer aux magnifiques projets du Seigneur.
Et si la liberté de Dieu conditionnait notre liberté ?
Et si nous devenions libres seulement quand nous ne cherchons plus à barrer la route à Dieu, mais quand nous lui reconnaissons la pleine liberté d’être lui-même ?
Alors nous sommes libres pour croire en lui, libres pour collaborer avec lui.
Nous sommes libres pour travailler avec nos frères et nos sœurs, et pour les aimer.
Amen.
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