En ce jour du 14 juillet, la garde républicaine ouvre la marche, sur leurs beaux chevaux, armure étincelante, sabre sur le côté, panache rouge garance sur le casque. La foule en liesse attend les fières cohortes des régiments qui font la gloire de l’armée française, les commandos et leurs bérets rouges, les parachutistes, l’infanterie de marine, le génie, les hussards, les sous mariniers. D’un seul coup la patrouille de France survole dans un bruit éclatant la foule réunie. Maintenant ce sont les lourds véhicules de transports de missiles, la terre tremble sous leurs pneus gigantesques et leurs tonnes d’acier.
Et là, enfin, il arrive, le chef des armés, l’élu de la nation, le président de la république, au volant d’une pauvre camionnette Peugeot 403 pick-up bâchée, seule, sur l’avenue, sous l’acclamation générale. Il est là. Il fait des coucous depuis la fenêtre ouverte, cale une foi, mais repart de plus belle, le véhicule n’est pas reluisant mais possède une tenue de route excellente à ce que l’on dit. Sauf que là, ce matin, elle a vraiment du mal la camionnette, le chef de l’état est obligé de rester en deuxième vitesse et de pousser le moteur au maximum, imaginez la scène.
Est-ce que par cette entrée baroque vous arrivez à concevoir un peu l’absurdité de la situation, le décalage absolu et le scandale certain que cette scène a du provoquer à l’époque ? Peut être pas. 2000 ans de lecture ont probablement contribué à lisser le texte, à l’adoucir, à rendre les contours et les aspérités de sens plus acceptables, à le rendre plus séant à un public cultivé.
En réalité ce texte, cette montée à Jérusalem selon Marc, rendons nous en compte, ce Jésus qui entre dans sa passion, la dernière ligne droite vers sa mort et l’accomplissement de son oeuvre terrestre, est un Dieu sauveur d’un genre nouveau, un Sauveur d’une toute autre espèce auquel nous devrions nous intéresser, et l’invoquer encore sans cesse en nos jours où nous en avons tant besoin.
Au moment de notre entrée dans la Semaine Sainte nous avons une succession inédite, coup sur coup, de signes aussi brutaux qu’extraordinairement clairs qui briseront ce que nous pensions connaître.
Des signes tranchants et limpides où le Sauveur d’un peuple soumis, l’oint de Dieu annoncé par les prophètes, de la lignée des successeurs des rois d’Israël, le fils bien aimé du Seigneur des armées entrera triomphalement dans la ville sainte à dos d’ânon à peine dressé.
Le maître éminent qui dès son plus jeune âge stupéfiait les docteurs de la synagogue en exposant lui même de façon limpide les passages les plus obscurs des prophètes et ce grand maître respectable, celui là lavera lui même les pieds de ses disciples.
Ce Jésus qui jeûna 40 jours et 40 nuits dans le désert et renversa la puissance du Satan avec une facilité déconcertante, ce même Jésus qui perdra espoir dans le jardin des oliviers la veille de sa passion, abandonné, en crise face à son père et son Dieu. Ce Jésus, Dieu immortel qui finira vendredi sur la croix, condamné et méprisé, entouré de deux voleurs. Nous entrons en effet ce dimanche dans la série des grands paradoxes évangéliques, accentuant l’approche imminente d’un royaume dont nous avons encore tout à découvrir.
Le point d’achoppement de ce récit, le scandale, le détail qui tue et qui fait de ce récit un Évangile, et bien c’est cet ânon. Au centre de l’histoire, cet ânon que Jésus fait chercher explicitement par ses disciples et qui entraîne l’interrogation générale, une ombre de mystère plane sur cette demande expresse absolument étrange et personne n’ose rien en dire.
Cependant, c’est bien le centre de l’histoire et la quête de l’ânon qui occupera autant de place dans le récit que la montée même à Jérusalem, Jésus entrant par les portes magnifiques et étant arrivé au temple même, celui que Salomon fit bâtir, il repartira aussitôt vers Béthanie avec ses amis. Qu’est ce que cette histoire d’ânon voudrait donc bien dire.
Reprenons.
Jésus va bientôt mener son ascension à Jérusalem, pour une fête particulière il devait se manifester. Sa réputation est maintenant faite tout le monde le connaît et les malentendus sont nombreux à son sujet. Il est considéré comme guérisseur, docteur brillant, Messie et en même temps sauveur d’Israël. Ça en fait des casquettes. A Jérusalem et dans les campagnes alentours la foule nombreuse l’attends et est prête à célébrer sa montée aux cris des « Hosanna ! » Ce qui veut dire « Sauve », ou bien « fait salut » en Araméen.
Ce n’est pas un petit rabbin de la campagne palestinienne qui est attendu de la sorte, c’est un sauveur du monde. Jésus le sait et se prépare à assumer l’identité qu’il nous dévoile peu à peu dans l’évangile, le climat est tendu dans le récit que nous raconte Marc. En effet nous ne savons pas bien encore qui est Jésus, l’évangéliste est économe en mots et ne raconte que l’essentiel. L’évangéliste nous raconte que Jésus a un plan très précis dans la tête, il planifie tout dans le moindre détail et donne à ses disciples un ordre aussi précis que mystérieux, aller chercher un ânon particulier, sur lequel personne ne s’est jamais assis en promettant aux badauds alentours que l’ânon leur sera restitué immédiatement après l’usage. C’est donc non seulement une pauvre bête de somme que Jésus envoi chercher, mais en plus une bête de somme en prêt avec comme seul gage cette Parole : « Le Seigneur lui même en a besoin ». « Le
Seigneur lui même en a besoin… », non ce n’est pas un détail. C’est d’un ânon dont le Seigneur aura lui même besoin pour que cette histoire du salut puisse arriver à sa fin.
Qu’en penser ?
Dans cette histoire, la personne la plus efficace qui a mené au rapprochement du Royaume et l’instrument privilégié et demandé explicitement par Jésus, c’est bien cet ânon qui n’a encore jamais été monté. Comment pouvons nous entendre cette parole aujourd’hui ? L’incroyable réside bien ici. Croyez le ou non, cet ânon, et bien c’est un ministre de l’Évangile. Oui. Cet ânon fut un serviteur de Jésus, il contribua à faire avancer la bonne nouvelle et fut un instrument qui témoigne directement de la grâce de Dieu.
Et là par cette affirmation, c’est un scandale qui éclate. Nous sommes confrontés à une grande leçon d’humilité. La hiérarchie cléricale s’effondre : ici plus de prêtres, ni de sacrificateurs, plus de chantres ni de docteurs, ou du moins si, ces catégories propres au service du temple, à la louange et au service de Dieu subsistent mais elles sont ici ramenées sur le même niveau qu’un ânon dont la tache était de transporter Jésus dans cette montée traditionnelle à Jérusalem. La grande représentation du monde hiérarchique, qui ne date pas d’aujourd’hui mais qui est vieille comme l’humanité est ici complètement renversée et ça il est bon que nous l’entendions. C’est la grâce de Dieu, la Parole même de Jésus qui retourne toutes ces catégories humaines, c’est cette voix prophétique qui aplani les montagnes et rend droit les chemins du Seigneur. C’est cet ânon reconnu digne de mener Jésus vers la suite de son entreprise, témoignant intrinsèquement de la nature même du message évangélique, tel un Calvin qui commence son commentaire sur ce passage en préludant avec ce style si beau :
« Christ envoye ses disciples pour amener un asne : non pas qu’il fust las du travail du chemin, mais pour une autre fin. Car pource que le temps de sa mort approchoit, il a voulu monstrer par un acte solennel, quel estoit la nature de son royaume. »
« Quel estoit la nature de son royaume. » voilà la clef. Alors ne mélangeons pas tout et ne nous fourvoyons pas sur la grâce de Dieu. Je ne suis pas non plus là, frères et sœurs, pour vanter les mérites d’un âne, celui là n’en a aucun, pour preuve : il n’a jamais été monté, cet ânon n’a jamais rien fait de sa pauvre existence d’âne. Et je sais aussi bien que je ne prêche pas aujourd’hui devant une assemblée d’ânes, loin de là. Voilà
maintenant 7 mois que je suis invité à prêcher devant vous et j’ai pu commencer à apprendre et à comprendre les nombreux parcours que vous avez eu chacune et chacun, l’excellence de vos métiers, l’excellence de vos destinées. Non à n’en point douter vous n’êtes pas des ânes.
Mais il se fait ici que Jésus lui même demanda pour dernier véhicule la plus humble des montures. Dieu par sa grâce, par sa parole et ce matin même par la destinée terrestre de son fils montre qu’un ânon, contribua aussi efficacement à l’avancée du royaume qu’une armée des plus brillants docteurs. Cela est inouï.
Dieu a besoin de tous dans son église. Oui il faut une tête et si celle-ci est favorisée pour son avantage elle n’est pas plus méritante que les pieds. Pourrait nous dire Saint Paul. Et l’extrême valorisation de la tête face à l’extrême dévalorisation des pieds mènera à la maladie du corps en en séparant les membres et en se les rendant abominables les uns aux autres, il ne faut pas être un génie pour le comprendre.
Notre société, notre monde et notre Église en sont malades. Nous sommes une société humaine et par définition imparfaite, c’est normal. Mais rendons nous compte de ces simples phrases qui sont en nous, tatoués en nos âmes : « est-ce que j’ai réussi ma vie ? », « Comment puis-je gagner ma vie ? », « Suis-je un gagnant ? » comment en somme obtenir une médaille d’or de l’existence et être de ceux qui sont au dessus de tous ?
Rendons nous compte de cette angoisse que nous acceptons, cet ombre mortifère d’un certain utilitarisme qui fait de notre vie une compétition contre des chimères, qui peut nous mordre à la moindre chute de pression, au moindre accident de la vie, soyons y attentif.
Une chute, et là cette pensée qui nous tombe dessus et qui ne nous quittera pas : « Je ne sers à rien, je suis en dessous de tout, le dernier des ratés » Et ce profond dégoût de soi et ce profond mépris des humains considérés comme subalternes que nous aimons parfois à contempler pour nous rassurer de ne pas être à leur place parce que soi disant « nous valons mieux que ça. » Quelle étrange religion s’est instillée en nous pour que nous puissions décréter que des frères humains et parfois nous mêmes puissions être des ratés. Quel malheur.
Bien sûr qu’il est bon de travailler du mieux possible pour s’assurer un confort, travailler du mieux possible pour s’assurer un patrimoine et si tout va bien, avec de la persévérance et de la chance avoir quelque chose à transmettre à ses enfants. Bien sûr qu’il est bon d’être heureux dans son travail et obtenir pour cela de la reconnaissance sociale et familiale. Mais relisons cette histoire évangélique. N’y aurait-il pas ici un sérieux décalage ? A tel point que nous percevons souvent, si souvent ce dimanche des rameaux comme un événement d’Église folklorique et que ce Jésus un peu fou devait bien avoir besoin d’un âne pour rajouter de l’étrange à son passage sur terre ? Et bien non il y a un message dans ce livre, une Parole aussi éclatante pour nos âmes que le retentissement des réacteurs de la patrouille de France. Il y a une Parole éclatante qui dit : « Le Seigneur lui même en a besoin. » et cela bel et bien en dépit de tout. Dieu ne pouvait pas se laisser aller à la croix sans donner la vie entière à l’humanité et pour cela en disant simplement à chacun de nous par sa Parole : « Le Seigneur lui même a besoin de toi, le Seigneur lui même tourne vers toi son regard, le Seigneur lui même te prends en grâce. » Quelle chose surprenante.
Il fallut que Jésus eut besoin d’un âne pour nous prouver la valeur inestimable de l’âme humaine.
La réussite d’une vie ça se joue ailleurs. Vous ne justifierez pas votre existence par ce que vous faites, ni par ce que vous croyez être, c’est inutile. Les idéaux de réussites qui gouvernent nos vies sont les nôtres et s’ils nous aident à avancer et à tenir dans cette existence souvent difficile, et bien tant mieux ! C’est bien.
Mais c’est fragile, très fragile. Mais prenons garde à ne pas en faire notre Dieu, la seule et unique raison de notre être elle est en Dieu. Et lui même décrète qu’un ânon lui fut fort utile à l’approche de sa fin.
Au crépuscule du ministère de notre Seigneur et la coïncidence avec ce Royaume toujours plus proche, nous ne pouvons que témoigner de la grande horizontalité du Monde nouveau que celui ci nous ouvre. Nous sommes toutes et tous ici, pasteurs, diplomates, médecin, comptable, infirmier, étudiant, chômeur, retraités, professeurs, nous sommes toutes et tous ici sous le régime éternel et inaltérable de la grâce de Dieu, auditeurs de cette Parole que nous ne recevrons entièrement qu’ensemble. Côte à côte en dessous du seul vrai Dieu, celui qui nous justifie par sa grâce et qui se moque bien de nos hiérarchies sociales temporelles.
Alors dans l’entrée de cette semaine sainte, rendons grâce à Dieu pour sa parole et prions le de nous mener humblement sur les chemins de son royaume.
Amen.
Laisser un commentaire