Des bas-fonds de l’humanité, il y a de l’espérance possible…

Texte biblique : 2 Samuel 13,1-22

Prédication :

Craintes et tremblements. Une histoire vraiment terrible. J’avais prévenu les membres du petit groupe qui participe à notre étude biblique du mercredi soir : je vous emmène dans les bas-fonds de l’humanité.

On peut rejeter les textes de l’Ancien Testament qui nous dérangent. Surtout s’ils ne parlent pas de Dieu, surtout quand ils portent en eux une telle violence qu’ils en deviennent insupportables, odieux comme celui que je viens de lire. On peut arracher ces histoires de nos Bibles et leur dénier toute pertinence, toute portée spirituelle. Mais est-ce vraiment à nous de décider ce qui fait partie de la Bible ou non ? Est-ce vraiment à nous qu’il revient de décider ce que Dieu veut nous dire ou non ? Croyons-nous vraiment qu’il y a des histoires humaines qui sont tellement sordides ou infâmantes que Dieu en serait forcément absent ? C’est la question qui a été posée à Elie Wiesel dans le camp d’Auschwitz-Birkenau. [[Il raconte : « Un soir que nous revenions du travail, nous vîmes trois potences dressées sur la place d’appel, trois corbeaux noirs. Appel. Les SS autour de nous, les mitraillettes braquées. Trois condamnés enchaînés et parmi eux, le petit « Pipel », l’ange aux yeux tristes. Un enfant de 12 ans au visage béat. Incroyable dans ce camp. Le chef de camp lut le verdict. Les trois condamnés montèrent ensemble sur leurs chaises. Vive la liberté crièrent les adultes. Le petit lui se taisait. Où est le bon Dieu, où est-il ? demanda quelqu’un derrière moi. Sur un signe du chef de camp les trois chaises basculèrent… Les deux adultes ne vivaient plus. Mais la troisième corde n’était pas immobile : si léger l’enfant vivait encore. Plus d’une demi-heure, il resta ainsi à agoniser sous nos yeux… Derrière moi, j’entendis le même homme demander]] : Où est ton Dieu ? [1] »

La même question se pose à la lecture de l’histoire de Tamar errant dans les rues de Jérusalem, la tunique déchirée, les cendres sur la tête, hurlant sa douleur.  Aujourd’hui, je vous demande comme une faveur de me faire confiance et de vous laisser guider depuis les bas-fonds de l’humanité jusqu’à la lumière de l’Evangile. Oui, il y a une Bonne Nouvelle pour nous aujourd’hui. [[Encore faut-il que nous acceptions de regarder en face notre humanité dans ce qu’elle peut avoir de monstrueux parfois, notre monde tel qu’il existe aujourd’hui dans toute sa complexité avec un Bachar El Hassad qui gaze son peuple, avec un Donald Trump qui dirige le monde à coup de tweets, avec un Tariq Ramadan qui en est à sa 4ème plainte pour viol, avec des familles explosées qui se déchirent pour un héritage, avec des haines fratricides, avec des femmes abusées qui doivent encore et toujours se taire pour survivre. L’histoire de Tamar porte avec elle toutes ces humanités douloureuses qui font notre monde d’aujourd’hui.]]

Comme toujours, l’histoire commence de façon presque anodine, 2 frères, une sœur très belle, un père illustre, un ami de qui on attend les conseils avisés… Et une histoire d’amour : Amnon, fils de David aimait Tamar… Depuis un certain temps déjà, il en est même amoureux fou, « à en crever » si vous me passez l’expression car il s’agit bien de cela puisqu’il en est devenu anorexique, maigrissant jour après jour au point d’inquiéter son ami Yonadab : Pourquoi est-tu ainsi chaque matin plus maigre, toi un fils de roi ? Quel est le problème exactement ? Pourquoi est-il impossible à Amnon de lui faire quoi que ce soit comme le dit le texte biblique ? Est-ce parce que c’est sa demi-sœur ? Mais cela ne semble pas un réel problème puisque déjà Abram avait épousé sa demi-sœur Saraï (Cf. Genèse 20,12) et que le roi David pourrait être disposé à y consentir pour peu qu’on le lui demande. Est-ce parce qu’elle est en âge d’être mariée et donc que sa virginité est à préserver ? Mais là aussi l’argent pourrait résoudre le problème. Non, semble-t-il, le blocage n’est pas là : il est tout simplement dans le fait que Amnon n’est pas aimé en retour. Cela seul fait obstacle. Amoureux à sens unique, il va chercher à contourner la difficulté en créant une proximité par la ruse :  manipulant son père en mettant en avant sa maladie pour faire venir Tamar près de lui ­- profitant de la gentillesse de sa sœur pour qu’elle lui fasse à manger – éloignant brusquement les témoins gênants en faisant sortir tout le monde – attirant Tamar dans sa chambre en jouant sans doute aussi de sa naïveté – essayant de faire impression sur elle en lui donnant un ordre brutal : Viens, couche avec moi ! Amnon n’accepte aucune limite à ce désir qui le brûle de l’intérieur : aucune parole de raison ou de pitié, aucune loi morale ou religieuse, aucun code d’honneur, aucune autorité fut-ce-t-elle paternelle, royale ou même divine. Amnon refuse d’écouter les protestations véhémentes de sa sœur. Son désir fait loi. Il s’impose. J’en ai envie donc je prends, y compris par la force si la ruse échoue. Il devient ce terrible prédateur du genre de ceux qui peuplent les chroniques judiciaires de nos journaux (les DSK, les Tariq Ramadan, les Harvey Weinstein ou les Donald Trump), tous ces hommes de pouvoir qui s’affranchissent de toutes limites, de toute décence, possédés par leur propre avidité au point de détruire toute possibilité d’amour en eux. Il n’y a aucune relation possible avec ces gens prisonniers de leurs pulsions prédatrices : les autres n’existent plus, ils sont devenus des objets immédiatement jetés après usage. Amnon la détesta d’une haine terrible, il la haït d’une haine plus grande que n’avait été son amour. Phénomène classique et bien connu de la honte et de la haine de soi transposées sur l’autre qu’il faut impérativement éloigner pour ne plus subir son regard réprobateur : Chassez-moi celle-là dehors et verrouille la porte derrière elle !

On pourrait s’attendre à ce que Absalom, son grand frère, prenne la défense de sa petite sœur, qu’il s’interpose et qu’il protège comme devrait normalement le faire un grand frère n’est-ce pas ? On sait d’ailleurs dès le premier verset qu’il a une relation privilégiée avec sa sœur qui était si belle. Mais quand Absalom réapparaît à la toute fin de l’histoire, il se révèle complice passif du viol de sa sœur et sa réaction nous glace le sang. Sans qu’il y ait eu le moindre témoin, sans qu’elle ait pu raconter quoi que ce soit (d’ailleurs elle ne le peut plus) il savait déjà tout. Et immédiatement il lui impose le silence : Tais-toi ! Cette fameuse injonction au silence qui s’impose à toutes les femmes abusées. Pourquoi devrait-elle se taire ? Parce que c’est ton frère, assène Absalom comme une évidence. L’honneur de la famille passe avant tout. Je ne peux pas m’empêcher de penser au Maroc où la loi permet encore aujourd’hui aux violeurs d’épouser leur victime même sans leur consentement simplement pour laver l’honneur de la famille et lui permettre d’exister. Pire ! Absalom tente de minimiser l’affaire, de dédramatiser le viol : Ne prends pas cette affaire trop à cœur… conseille-t-il à sa sœur en refusant d’entendre son cri de détresse. Comment peut-on dire des horreurs pareilles ? Pas la moindre place pour l’émotion, pour la compassion, pour la consolation. Ce ne serait pas si dramatique, j’aurais presque l’impression d’entendre ma mère qui s’inquiétait pour mon pantalon troué plutôt que pour mes genoux ensanglantés quand je tombais de vélo… « Arrête de pleurer, regarde ton pantalon ! Je vais devoir le raccommoder maintenant ! » Et voilà la pauvre Tamar qu’on emmène chez son frère. Pour la protéger certes. Mais aussi et surtout pour éviter le scandale sur la place publique. La voilà maintenant cloîtrée pour cacher son opprobre. Interdite d’espace public sauf éventuellement sous une burqa. Comme toujours, la victime devient coupable de sa propre honte, de sa propre souillure. D’ailleurs, elle n’avait qu’à pas être si belle ! Absalom, lui, ne dira rien à son frère. Il va le haïr au point de le faire assassiner 2 ans plus tard, certes, mais il ne dira pas un mot ni en bien ni en mal dit le texte biblique. La loi du silence s’impose comme une chape de plomb qui scelle un secret de famille dont on ne parlera plus qu’à demi-mots. Existe-t-il des familles sans secret de ce genre ? J’en doute…

Si le grand-frère ne dit rien, on pourrait s’attendre au moins à ce que le père rétablisse quelque chose de la justice pour sa propre fille. Et ce père, ce n’est pas n’importe quel père. C’est le grand roi David, figure mythique du héros national, le père fondateur de la nation israélienne en tant que peuple élu. D’ailleurs n’appelle-t-on pas le Messie le Fils de David ? N’est-il pas lui-même l’élu du Seigneur, le petit dernier de la famille de Jessé qui a été choisi, oint par le prophète Samuel ? En tant que roi d’Israël n’est-il pas le représentant, le « lieu-tenant » de Dieu sur terre ? Mais, las, la figure du héros semble bien mal en point. D’ailleurs l’histoire semble se répéter : le roi David n’a-t-il pas lui-même usé de la ruse pour abuser de celle qu’il convoitait, envoyant son meilleur ami Urie se faire tuer à la guerre pour lui voler sa femme Bethsabée (Cf. 2 Samuel 11-12) ? En lisant notre histoire, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur l’autorité de ce grand roi devenu le jouet de son fils Amnon qui le manipule pour créer une proximité avec Tamar en l’apitoyant sur sa maladie. Et quand à la toute fin du récit, on entend que le roi David apprit tout cela et il fut très en colère, on se dit qu’enfin il va se passer quelque chose. On s’attend légitimement à ce que le Roi intervienne pour rétablir la justice, punir le coupable, restaurer l’honneur de Tamar, écouter sa détresse et prendre soin de sa fille. Rien. Il ne se passe rien. Silence. On ne peut que constater la déliquescence du lien familial : les parents sont absents. On ne peut que déplorer la déliquescence du lien spirituel : Dieu n’est même pas appelé au secours. Il est absent. Pire encore : David va jusqu’à protéger le coupable, essayer de le garder à l’abri pour le protéger de la vengeance fomentée par Absalom (2 Samuel 13,23-39)

Nous venons de le voir : le grand-frère, le père, le roi, tous sont soit défaillants, soit complices, soit lâches… Reste l’ami fidèle, celui dont on loue la sagesse et donc la capacité à se tirer des faux-pas sans défaillir, Yonadab. N’est-ce pas lui qui s’inquiète de la santé d’Amnon qui dépérit à vue d’œil ? Et pourtant, sans le vouloir, avec les meilleures intentions du monde, sans la moindre volonté de faire quelque tort que ce soit à Tamar, le sage Yonadab va se rendre complice de la ruse qui va permettre à Amnon de tromper son père et ainsi rendre possible le viol. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Ils sont innombrables les sages conseils des amis bien intentionnés qui ont mené au désastre… A fuir de toute urgence ! La belle Tamar, fière fille du roi, serviable et soucieuse de prendre soin de son frère se retrouve totalement détruite. Et le récit ne nous épargne rien de son calvaire : brutalisée, violée, humiliée par le serviteur qui la met à la porte comme une vulgaire fille de joie, elle déchire sa tunique princière et se couvre de cendres en signe de deuil. Elle ne parlera plus : seul le cri de sa détresse sortira de sa bouche. Elle ira hurlante, errante sans abri, sans direction, à la merci du premier venu jusqu’à ce qu’elle finisse cloîtrée chez son frère.

Vraiment la question posée à Elise Wiesel est une vraie question : « Où est ton Dieu ? »  Par-delà la question des violences faites aux femmes, Tamar nous parle du monde tel qu’il va. Un monde dans lequel les plus fragiles sont broyés par les ambitions des uns, les désirs inassouvis des autres, les lâchetés des 3èmes et la complicité volontaire ou involontaire des derniers. Une société qui ne pose aucune limite au désir de toute puissance est une société qui ne peut plus aimer et qui est condamnée au cycle infernal de la vengeance et de la loi du silence qui fait taire les victimes et rend complice les lâches qui savent mais ne disent rien. MLK disait : « Ce qui m’effraie le plus, ce n’est pas l’oppression des méchants, c’est l’indifférence des bons. Celui qui accepte le mal sans lutter contre lui, coopère avec lui.[2] »

« Où est ton Dieu ? » Mais au fait, faut-il accuser Dieu de son silence et de son inaction ou faut-il constater avec effroi qu’il a été expulsé de nos vies ? Elie Wiesel poursuit son récit : « Et je sentais en moi une voix qui lui répondait : – Où est-il ? Le voici – il est pendu ici à cette potence… » Il a raison. Nos regards ne doivent pas être fascinés par les bourreaux mais se tourner vers les victimes. Je veux regarder vers Tamar, comme je regarde vers le Christ sur la Croix, et j’affirme haut et fort mon admiration sans borne pour cette femme, ma compassion totale pour elle et mon union spirituelle avec elle, espérant la résurrection, espérant contre toute espérance, malgré le mal qu’elle a subi, confiant dans l’amour de Dieu plus que dans la capacité des hommes.

Mais faut-il pour autant y voir une histoire désespérante pour l’humanité ? Est-ce qu’il faut voir la mort de l’humanisme dans l’histoire de Tamar comme à Auschwitz ou dans la Ghouta orientale. Faut-il cesser d’espérer dans l’être humain ? [[Dans une lettre écrite en prison, Dietrich Bonhoeffer cite Dostoïevski dans Souvenir de la maison des morts : « Personne ne peut vivre sans espoir et [que] les êtres humains qui ont perdu toute espérance deviennent souvent sauvages et barbares.[3] »]]

Moi je crois que la seule personne vraiment humaine c’est justement Tamar. Elle seule sauve l’humanité d’un désespoir total. Vous voulez croire en l’homme ? Regardez les victimes, toutes les victimes, toutes les Tamar de la terre, tous les Jésus sur la Croix. Elle seule va s’opposer au désir de son frère. Six fois de suite elle va dire « NON » : Non, mon frère, ne me fais pas violence, car on n’agit pas ainsi en Israël ; ne commets pas cette infamie. 13Où irais-je, moi, avec mon déshonneur ? Et toi, tu serais comme un infâme en Israël. Maintenant, je te prie, parle au roi, et il ne refusera pas de me donner à toi. Toute l’humanité de Tamar se trouve concentrée dans ce refus, ce « non » jeté comme un cri de détresse, comme le refus de MLK face à la discrimination, face à la pauvreté, face à la guerre.

Comment pouvons-nous être témoins de Dieu dans un monde qui fait l’économie de l’hypothèse Dieu ? Là encore D. Bonhoeffer a vu clair. Dans sa lettre de prison du 16.07.1944[4], il décrit notre réalité : « Or nous ne pouvons être honnêtes sans reconnaître qu’il nous faut vivre dans le monde sans Dieu (…) devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu. », c’est à dire sans position de surplomb, de donneur de leçon de celui qui sait. Il nous faut apprendre à « parler de Dieu non religieusement » dit-il dans le courrier suivant[5]. C’est de cette manière-là qu’il nous faut apprendre à parler de l’homme sans désespérer mais en cherchant à le relever, à le redresser, à parler à son humanité, en cherchant à la ressusciter, à reconstruire ce qu’il a détruit, même au travers de sa pathologie, au travers de la folie :

  • Il y a de l’amour possible même chez Amnon le violeur. Il faut le sauver de la folie de son désir maladif pour qu’il retrouve sa capacité à aimer.
  • Il y a de la parole possible même chez Tamar que personne ne veut entendre, même après son malheur. Il faut ressusciter la parole dans la bouche de Tamar la victime.
  • Il y a de la révolte contre l’injustice chez Absalom l’assassin. Même après sa vengeance, il faut sauver le sens de la justice et de l’honneur dans le cœur d’Absalom.
  • Il y a de la royauté et de l’autorité chez David même au cœur de ses lâchetés. Il faut retrouver le chemin de l’autorité qui lui vient de l’onction de Dieu qui l’a choisi au milieu de ses frères pour être roi d’Israël.
  • Il y a de l’amitié et de l’intelligence dans le cœur de Yonadab, l’ami innocent aux conseils mortifères. Il faut sauver cela chez Yonadab.

Dans le monde d’aujourd’hui, devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu mais avec de l’amour, de la parole, de la justice, de l’honneur, de l’autorité, de l’amitié et de l’intelligence dans le cœur de l’homme. Tout cela il faut apprendre à le guérir, à le protéger en le plaçant en Christ. Avec Dieu et devant Dieu, il y a de l’espérance possible pour l’humanité. Voilà ce que je crois.

 

[1] Elie WIESEL, La Nuit, Les Éditions de Minuit, collection Double, éd. 2007, p.122-125.

[2] Martin Luther KING, « Mastering our Fears », 67/09/10.

[3] D. BONHOEFFER, Résistance et Soumission, Labor et Fides, 2006, p.440.

[4] D. BONHOEFFER, op. cit., p.431.

[5] ibid, lettre du 18.07.1944, p.434.

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