Textes bibliques : 1 Corinthiens 9, 16-23 et Marc 1, 29-39
Prédication :
C’est un constat classique pour tous les personnages publics, ils se doivent à leur fonction et n’échappent jamais à leurs obligations. Qu’on me pardonne l’audace du rapprochement mais Jésus, Johnny ou Emmanuel Macron ont pu faire, chacun à leur manière, le difficile constat qu’ils ne s’appartenaient plus vraiment : la possibilité même d’un domaine réservé, d’une vie privée, d’un jardin secret, d’un moment de pause et de retrait leur est contestée. Tous te cherchent ! dit Simon à Jésus.
Partout où il passe, que ce soit dans l’intimité supposée de la maison familiale de Simon et André ou à la porte de la ville où grouillent tous ceux qui vivent de l’aumône des passants, tous cherchent Jésus. On attend de lui qu’il prenne sur lui toutes sortes de maux, qu’il chasse les démons et qu’il guérisse les malades… Alors, on comprend qu’il essaie de s’échapper : au petit matin, à la nuit noire, Jésus se leva et s’en alla dans un lieu désert ; là, il priait. Je me dis, quand même, qu’il ne vole son temps à personne. On se prend à ressentir une pointe de compassion pour celui qui tente de s’extraire un instant à la pesanteur de sa mission : « Il a quand même bien le droit de prendre un petit moment pour lui, n’est-ce pas ? » Il y a pour moi quelque chose de la délicatesse de Jésus qui prend sur son temps de sommeil, se levant avant le lever du jour pour se mettre à l’écart et prier. J’entends aussi une vie spirituelle qui se joue dans la discrétion, bien loin de la foule, à mille lieux de tous ces gourous qui font étalage de leur piété comme pour rassurer leurs adeptes de l’intensité de leur lien avec le divin. Rien de tout cela chez Jésus : je constate, un brin amusé, qu’il aurait été parfaitement à l’aise dans notre Eglise Réformée où on ne fait guère spectacle de nos prières ou de nos chants. Nous avons tous en tête ce fameux conseil de Jésus dans le sermon sur la montagne de l’Evangile de Matthieu : Quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites qui aiment faire leurs prières debout dans les synagogues et les carrefours, afin d’être vus des hommes. En vérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récompense. Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre la plus retirée, verrouille ta porte et adresse ta prière à ton père qui est là dans le secret. Et ton Père qui voit sans le secret, te le rendra. (Matthieu 6,5s). Autrement dit, il se joue là quelque chose de l’intime, du personnel, du jardin secret. Remarquez d’ailleurs que l’Evangile de Marc reste très discret sur la question : Au matin, à la nuit noire, Jésus se leva, sortit et s’en alla dans un lieu désert ; là il priait. Rien de plus. Extrême pudeur du narrateur. On se dit que c’est bien comme ça : la pudeur doit être respectée et je n’ai aucune envie de me transformer en voyeur, en paparazzi en faisant intrusion dans la vie spirituelle du Seigneur. Et pourtant, Simon et ceux qui étaient avec lui s’empressèrent de le rechercher. Et quand ils l’eurent trouvé, ils lui disent (et on sent poindre le reproche) : Tous te cherchent !
Tous te cherchent… N’est-ce pas là la maladie de l’homme connecté d’aujourd’hui ? N’y a-t-il pas là une pathologie sociale qui nous affecte presque tous, nous qui sommes en permanence en connexion sur les réseaux sociaux ou par email, repérables par nos GPS, traqués par les cookies que les sites laissent sur nos ordinateurs au gré de nos prérégrinations sur le web, répertoriés, analysés et dataïsés, revendus à des sociétés qui font commerce de nos données personnelles collectées au sein du Big Data ? Salariés connectés en dehors des heures de bureau, réponse à un courriel professionnel en soirée… Afin de mieux respecter les temps de repos et de congé mais aussi la vie personnelle et familiale des salariés, l’article 55 de la loi du 8 août 2016 dite « loi Travail » a introduit un droit à la déconnexion.
Tous te cherchent… Tu dois absolument rester connecté H24 comme on dit. Et pourtant, à prendre dans le métro avec le regard aiguisé d’un provincial amusé et inquiet à la fois, je me retrouve à observer une foule compacte où chacun fait tout pour rester seul. A y regarder de plus près, on prend conscience petit à petit que chaque personne seule met en place une stratégie pour ne pas répondre aux sollicitations des autres, inconnus, étrangers, forcément dérangeants, perturbateurs, presque intrusifs par leur simple présence à nos côtés… Alors un tas d’objets d’interposition sont utilisés comme autant de stratégies d’évitement : écouteurs massifs sur les oreilles, livres ostensiblement dressés, journaux largement dépliés, écrans de smartphone avec réseaux sociaux ou jeux addictifs interposés… Ces objets d’interposition font obstacle à la relation. Telle est leur mission. Mais je crois que ce n’est pas leur seul intérêt, leur unique fonction. J’ai le sentiment qu’ils sont là pour faire écran, certes, mais aussi pour occuper les doigts, mobiliser l’attention, divertir au sens propre du terme c’est à dire détourner le regard, aider à ne pas voir, à ne pas penser, à ne pas se retrouver seul. A les regarder avec un œil distancié, ils apparaissent tous habités par du bruit, de l’image, de la musique, de la lecture… tout sauf rester seul face à soi-même. Il semble impératif de rester connecté, mais au fond avec qui ? L’humain du métro refuse le lien pour ce qu’il a de potentiellement intrusif et refuse la solitude pour ce qu’elle a de potentiellement angoissante. Ces écrans sont là pour aider à rester connecté mais sans avoir à subir la présence dérangeante de la réalité. Rester connecté à du virtuel, comme au bord du vide. L’encombrement du présent masque la peur du vide. On a tous croisé la route de ceux qui semblent ne jamais être présents avec vous, toujours ailleurs quand ils vous serrent la main sans vous regarder, qui baillent quand vous essayez de leur adresser la parole, qui regardent leur téléphone portable en pleine conversation. Ils ne sont pas là avec vous mais ailleurs. Désagréable impression laissée par ceux qui ne vous regardent jamais dans les yeux… Absents d’eux-mêmes, absents de la relation.
A l’inverse, j’ai eu la chance inestimable de côtoyer le seul ermite protestant vivant en France, le pasteur Daniel Bourguet. Je l’ai connu professeur d’Ancien Testament à la faculté de Montpellier, grand savant au savoir inépuisable qui rendait vivant et passionnant chacun de ses cours. C’est devenu un proche à tel point qu’il a prêché à notre mariage. Après être revenu un temps en paroisse, il a décidé de se retirer du monde, pour vivre seul dans la montagne cévenole au-dessus de Saint Jean du Gard, dans le silence le plus complet des Abeillères. Etrange pour un protestant pourrions-nous penser ? Cet homme a fait le choix du silence et du retrait. Et pourtant il est présent au monde d’une manière incroyablement puissante : par l’écoute de celles et ceux qui viennent lui rendre visite, un par un : une qualité d’écoute hors du commun, totalement présent à celui qui est venu le voir mais aussi par la puissance incroyablement apaisante de sa prière. Un homme de paix. Un homme d’écoute. Un homme de douceur. Un homme d’humilité. Un homme de bienveillance. Un homme qui rayonne de lui-même alors qu’il vit seul. Et tout cela il le tient de sa vie nourrie de prière. C’est dans ce dialogue intime avec Dieu qu’il devient cet homme nouveau. Il porte avec lui le monde. Et il le dépose devant Dieu : infiniment présent au monde, infiniment présent à Dieu, infiniment présent à lui-même. Il y a peu de gens que j’admire, il en fait partie. Le ministère de Daniel Bourguet me semble totalement inspiré par ce passage de l’Evangile de Marc qui nous raconte la vie de tous les jours de Jésus, dans sa vie familiale chez Simon et André comme dans l’espace public de la porte de la ville, entièrement consacré à sa vocation de prendre sur lui le mal comme le dit notre Déclaration de Foi. C’est sa manière à lui de proclamer l’Evangile partout où il passe.
Jésus ne revendique aucun droit à la déconnexion et ne conteste même pas le « rappel à l’ordre » fraternel de ses disciples mais il n’en demeure pas moins qu’il a décidé de s’extraire un temps du groupe, sortir de la communauté, de la vie publique. Un temps de déconnexion, de retrait, à l’écart. Un temps mis à part, consacré, un temps rien que pour lui.
- Un temps mis à part pour se reposer : Il y a pour moi quelque chose d’important à voir Jésus prendre un temps de non-travail. Ne serait-il pas utile à notre vie spirituelle d’apprendre à ne rien faire, se poser, contempler, se laisser aller au vagabondage de l’âme. Eloge de la détente comme contraire de la tension, du stress. Pour la paix intérieure, le calme, la sérénité. Sans doute le plus difficile pour les protestants n’est-ce pas ? Apprendre à ne rien faire, c’est se recentrer sur la grâce de la vie comme cadeau et non comme faire, construction, fabrication, œuvre et maîtrise. Eloge de l’inutilité : celles et ceux qui se trouvent désormais inutiles comme hier lors du chantier travail doivent découvrir combien leur présence est bien plus importante que leur utilité présumée.
- Un temps mis à part pour se retrouver : Jésus a décidé de s’arrêter un moment pour ne pas se perdre : contre la tyrannie de l’immédiat et de l’urgence, il s’agit pour lui de prendre du temps pour s’arrêter. Parce qu’il faut du temps pour réfléchir, analyser, comprendre, interpréter et se retrouver. N’y a-t-il pas un intérêt à sortir de la réaction aux événements qui surviennent dans notre vie pour en reprendre possession et devenir (ou redevenir) auteur de sa propre vie. Pour cela il faut prendre du recul, mettre une certaine distance pour ne pas laisser ses émotions ou ses pulsions prendre le dessus. Voilà la vérité : prendre du recul demande du temps.
- Un temps mis à part pour se recentrer : Jésus a choisi de s’arrêter un moment pour ne pas se disperser, s’émietter, s’éparpiller « façon puzzle » comme on dit dans les « Tontons flingueurs » par les appels tous azimut de ceux qui revendiquent son aide. Nous avons besoin d’un centre. Le propre de la schizophrénie c’est la dispersion, l’émiettement de soi, le cœur partagé, déchiré (entre ce que je voudrais et ce que je peux, entre mes intentions et mes actes, entre mes pulsions et ma raison, entre mes rêves et mon réel) : Qui ne voit l’urgence de retrouver un temps pour se recentrer, retrouver son centre. Remettre au centre de sa vie ce qui est important, ce qui est essentiel pour que l’urgent ne prenne plus toute la place, il nous faut apprendre à renoncer, à vouloir tout faire, lâcher prise sur le fantasme de tout maîtriser. Enjeu spirituelle de celui qui doit apprendre la confiance.
- Un temps mis à part pour se ressourcer : Est-ce un choix ou un besoin ? En tout état de cause, Jésus sortit pour aller dans un lieu désert où il se mit à prier. Un temps donc pour se recentrer et se retrouver devant Dieu, dans la prière, histoire de se reconnecter avec la source. On le comprend aisément lui qui est en permanence absorbé par ce qu’il donne aux autres, l’épuisement n’est pas loin ! Demandez aux infirmières (dans les EHPAD) ou aux professeurs des écoles : ils vous diront l’impérieuse nécessité de se ressourcer tant il est vrai qu’il n’est pas possible de donner sans cesse si on ne recharge pas son énergie vitale à un moment ou à un autre. Comme lorsque la femme qui a des pertes de sang touche son manteau, à chaque rencontre Jésus sent une force sortir de lui (Marc 5,30). Quand il donne, il se donne. Là est l’essence du don. D’où la nécessité impérieuse de se reconstituer auprès de la source. Il paraît que les retraites spirituelles n’ont jamais rencontré autant de succès ? On peut le comprendre…
Au moment où le conseil presbytéral travaille et réfléchit à proposer à l’Assemblée Générale une vision spirituelle pour construire l’avenir de notre Eglise du Saint Esprit, cette petite histoire de Jésus m’inspire beaucoup. Dans un monde où les changements sont tellement rapides, nous devrions être fiers de pouvoir offrir un espace et un lieu qui donne la possibilité de s’arrêter, de se poser et de se reposer. Notre culte doit pouvoir être vécu comme un espace de retraite spirituelle où chacun peut se retirer un temps à l’écart avant de repartir, un lieu de ressourcement personnel. Nous pouvons offrir au monde une oasis de ressourcement, une halte d’apaisement et de silence. Et dans le même temps, le culte doit aussi rester un lieu de sens où l’on prend le temps de réfléchir et de donner à penser : contre l’idée d’une prédication en slogan qui affirme sans donner à questionner, contre l’idée d’une prédication qui ne ferait que questionner sans offrir une parole qui fasse sens parce qu’elle construit une solidité sur laquelle on peut construire sa vie en pleine confiance. Parce qu’il ne faut jamais perdre de vue que la mission de l’Eglise ne sera jamais d’être centrée sur elle-même : quand Simon se mit à sa recherche, ainsi que ses compagnons, et ils le trouvèrent, ils lui disent : « Tout le monde te cherche. » Et il leur dit : « Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, pour que j’y proclame aussi l’Evangile car c’est pour ça que je suis sorti. » Voilà l’enjeu véritable : proclamer l’Evangile à celles et ceux qui ne le connaissent pas encore mais qui le cherchent. Tous le cherchent parce qu’il prend sur lui ce qui leur fait du mal. Il a pris sur lui le mal. C’est pour cela qu’il est venu. Voilà l’Evangile que nous proclamons. Amen !