46Ils arrivèrent à Jéricho. Et lorsque Jésus en sortit avec ses disciples et une assez grande foule, un mendiant aveugle, Bartimée, fils de Timée, était assis au bord du chemin.
47Il entendit que c’était Jésus de Nazareth et se mit à crier : Fils de David, Jésus, aie pitié de moi !
48Plusieurs lui faisaient des reproches pour le faire taire ; mais il criait d’autant plus : Fils de David, aie pitié de moi !
49Jésus s’arrêta et dit : Appelez-le. Ils appelèrent l’aveugle en lui disant : Prends courage, lève-toi, il t’appelle.
50L’aveugle jeta son manteau, se leva d’un bond et vint vers Jésus.
51Jésus prit la parole et lui dit : Que veux-tu que je te fasse ? Rabbouni, lui dit l’aveugle, que je recouvre la vue.
52Et Jésus lui dit : Va, ta foi t’a sauvé. Aussitôt il recouvra la vue et se mit à suivre Jésus sur le chemin.
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Le récit du mendiant aveugle Bartimée, ce n’est pas seulement l’histoire d’une guérison, mais aussi celle de quelqu’un qui retrouve sa dignité d’homme et ensuite se met à suivre celui qui l’a sauvé. « Nous sommes tous mendiants » aurait dit le réformateur allemand Martin Luther à la fin de sa vie. « Nous sommes tous mendiants », sous-entendu : devant Dieu, tous ont les mains vides.
Le seul geste convenable est d’étendre la main pour recevoir. Ou comme Paul le dit : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1 Co 4, 7).
Voilà frères et sœurs, un antidote efficace contre la tentation de l’orgueil lorsque nous estimons avoir bien géré nos talents (qui sont tous reçus !). De toute façon, mesuré à l’aune de Dieu, le résultat final de cette gestion sera pour le moins bancal. Pour rester debout, il nous faudra plus que ce que nous serons capables de faire. Il nous faudra un soutien extérieur. La scène en dehors des murs de Jéricho que rapporte l’évangile de Marc ce matin illustre bien ce besoin. On se souvient comment Josué fit tomber les murailles de Jéricho (Jos 6). Pour Jésus – le même nom que Josué – cette ville était devenue la dernière étape avant l’entrée à Jérusalem où la confrontation finale entre le royaume de Dieu et le royaume des hommes devait avoir lieu. Ce qui se passait aux environs de Jéricho représentait donc un avant-goût de ce qui devait se passer quelques jours plus tard dans la ville sainte.
Pourquoi ? Parce que dans les deux cas, il s’agissait du salut. D’abord de celui d’un seul homme, Bartimée, ensuite de celui de l’humanité entière. Ce fils de Timée était un des milliers de mendiants en Israël. Imaginons qu’il avait sa place attitrée au bord du chemin, comme aujourd’hui certains mendiants devant la porte de nos églises, et qu’assis là, immobile, il demandait jour après jour l’aumône aux passants.
Au bord du chemin. Ce détail n’est pas fortuit non plus, car il a un sens symbolique. Cet homme se trouvait effectivement au bord de la vie. Aux yeux des autres il était déjà rangé, sur un rail ne menant nulle part. Tous les jours il entendait passer le cortège de la vie, tandis que lui-même restait dans la nuit, sans une lueur d’espoir. Son destin semblait être fixé une fois pour toutes. Comme tous les mendiants du monde, lui aussi a tendu la main. Or derrière ce geste élémentaire pour solliciter la faveur des passants s’exprime aussi le désir muet de contact humain. L’accoutumance peut rendre ce désir inarticulé ou même inconscient. Dans le cas présent, il se manifeste d’abord indirectement dans ce cri : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi », répété au moins deux fois puisque des gens autour de lui le somment de se taire. Ils le considéraient en effet comme trop indigne pour prendre la parole. Or, vouloir empêcher quelqu’un de s’exprimer, même s’il dérange, est signe de condescendance, car la parole est indissociablement liée à la dignité humaine, quels que soient, aux yeux des autres, la qualité de cette parole et le statut de son porteur. Ce qu’il faut aussi retenir dans cette histoire pleine de mouvement, c’est que Jésus s’arrête. Interpellé, il interrompt sa marche. Entendant ce cri, Jésus a aussitôt compris que celui-ci disait plus que ce qu’il disait. Jésus s’arrête donc pour donner l’occasion à cet homme misérable de dire davantage. Or, chose curieuse, il ne va pas à sa rencontre. Il demande aux autres : « Appelez-le ».
Dès que l’aveugle entend cet appel, il se débarrasse de son manteau, bondit et vient vers Jésus. Par ce geste énergique, il rejette son identité de mendiant. Puis, il quitte sa position immobile, la position des morts. « Il se lève », le verbe employé est celui de la résurrection. Il est comme un être ressuscité sur le chemin. Mis debout, il bondit dans son élan vers Jésus qui lui pose cette question presque superflue : « Que veux-tu que je te fasse ? ». La réponse tombe tout de go : « Que je retrouve la vue », et le dialogue se termine par cette parole de Jésus : « Va, ta foi t’a sauvé ».
Ce « Va ! », Bartimée le comprend finalement comme « viens ! », car aussitôt après avoir recouvré la vue, il suit Jésus sur son dernier pèlerinage à Jérusalem. Au début il était donc assis, puis il bondit en rejetant son manteau, le symbole de son piètre état, et à la fin il continue la route avec celui qui l’a sauvé de sa misère. Son salut ne consistait donc pas seulement dans le recouvrement de la vue. Il faisait aussi de lui un disciple, un vrai – peut-être à l’opposé des fils de Zébédée, Jean et Jacques qui, dans l’épisode précédent, ne pensaient qu’à se réserver les meilleures places autour de Jésus dans un avenir qui, d’après eux, ne pouvait être que glorieux. Ils ne pouvaient pas imaginer que peu de temps après, deux larrons occuperaient les places à droite et à gauche de Jésus.
Quel fut le destin de Bartimée ? Personne n’en sait rien, mais les évangiles l’ont en quelque sorte immortalisé en racontant qu’il fut sauvé par sa foi. Jésus ne lui dit pas : « Moi, je t’ai sauvé » mais : « Va, ta foi t’a sauvé » Certes, le passage et l’action de Jésus furent déterminants pour la guérison, mais celle-ci n’aurait pas eu lieu sans la confiance de l’aveugle dans Jésus. Une confiance aveugle, diraient certains. Peut-être, dans la mesure où elle ne correspondait sans doute à aucun manuel de dogmatique, mais dans les situations les plus existentielles, la dogmatique ne sert pas à grand-chose. Elle vient toujours en retard. Cela rappelle une parole de saint Augustin qui fait dire à Dieu : « Je t’ai créé sans toi, mais je ne te sauverai pas sans toi ».
Dans le langage chrétien, le mot « sauver » a bien des facettes, mais son sens primitif est « rendre sain », sain et sauf. On pourrait le rapprocher du mot « vivre ». Etre sauvé serait alors être rendu à la vie. La vie retrouvée sous forme d’une guérison, d’une résurgence de forces insoupçonnées, d’une confiance en soi après la traversée d’un tunnel, d’une espérance qui dépasse nos faiblesses physiques et mentales et qui s’appuie sur la crédibilité des promesses de Dieu dont Jésus est l’incarnation. Dans une perspective chrétienne, tout cela est basé sur deux fondements dont il est impossible d’inverser l’ordre. Il y a d’abord l’appel, la parole reçue qui me fait oublier mon passé ou mon état actuel. Ensuite, il y a une démarche personnelle qui me fait bondir dans la direction de cette parole porteuse de vie. Il s’agit bien d’un bond. Il existe en effet des moments où il faut savoir sauter. Non pas dans le vide, dans l’absurde, mais en suivant un chemin qui nous libère de nos hésitations, de nos peurs et de nos calculs. Ainsi la démission se transforme en mission. Nous ne sommes plus cloués au bord du chemin. Nous pouvons nous lever et choisir notre propre chemin en suivant la même direction que celui qui s’arrêta à la sortie de Jéricho. L’Evangile annonce que ceci est possible.
Chaque jour il est possible pour les mendiants que nous sommes d’être rendus à la vie. Pour cela, il faut étendre la main, se désencombrer, pour recevoir un sens nouveau de son existence, une espérance qui dépasse les multiples espoirs et qui nous porte au-delà de ce que nos propres forces et nos talents reçus peuvent atteindre. L’espérance est plus vaste que l’espoir. L’espoir a normalement un objet bien précis, alors que l’espérance indique plutôt un horizon devant lequel les espoirs surgissent ou disparaissent, se réalisent ou sont déçus. L’espérance, elle, comporte un élément d’inespéré, un surcroît qu’il est difficile, voire impossible, de définir à l’avance.
« Ta foi t’a sauvé ». Personne n’est sauvé par ce qu’il fait. La morale a ses limites. Je peux sauver d’autres par mes actes, les sauver d’une situation de détresse, mais jamais je ne peux me sauver moi-même. Pour cela, il me faut l’intervention d’une instance venant de l’extérieur. Si cela se vérifie dans la vie ordinaire, c’est d’autant plus vrai dans une perspective chrétienne qui nous fait comprendre que la foi en Christ, le sola fide, est la réponse humaine à la grâce de Dieu, le sola gratia, qui, pour nous et malgré nous, enlève ce qui nous empêche de vivre.
Terminons par une petite histoire pour illustrer cela : imaginons un prisonnier dans sa cellule. On lui annonce tout à coup qu’il est libre, que la porte n’est plus fermée à clé et qu’il peut sortir de la prison. Comment réagira-t-il ?
– Ou bien il n’y croit pas, et il restera dans sa cellule.
– Ou bien il fait confiance, il bondit, il pousse la porte et il découvre que celui qui lui avait annoncé sa libération avait dit vrai.
Nous risquons de nous aveugler si nous croyons tout de suite savoir qui sont les gens. Nous sommes aveugles si nous croyons savoir qui est Jésus, si nous laissons les identités déjà faites définir Jésus. Jésus, nous le découvrons, nous apprenons à le découvrir, en permanence : quand nous le suivons comme l’aveugle, quand nous faisons de même que le samaritain en aidant quelqu’un, en établissant une relation de personne à personne avec des gens qui n’étaient jusque-là pour nous que des étiquettes. Et à travers ces rencontres, à travers la découverte de nos sœurs et frères, à travers nos engagements à la suite de Jésus, à travers nos questionnements sur la vie, nous le découvrons, au-delà des étiquettes et des images toutes faites. A notre tour, nous sommes appelés à être des témoins du salut et de la résurrection en relayant cet appel : Mon frère, ma sœur, prends courage ; lève-toi ; Jésus t’appelle. Car si le monde juge sur les apparences ; Dieu, lui, délivre sur Parole. Amen !
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