Chers frères et sœurs, nous sommes ce matin dans la même situation que les Mages de l’Evangile. Les Mages étaient en effet venus rencontrer et adorer un des rois de cette terre, un personnage exceptionnel qu’ils s’attendaient à voir paré de splendeur dans un palais… Et ces Mages sont poussés vers une humble ville, Bethléem, où ils découvrent un simple enfant nouveau-né, dépouillé de toute gloire humaine. Or, nous sommes venus fêter l’Epiphanie, c’est-à-dire la manifestation, la révélation de Dieu, ce Dieu que nous appelons dans le symbole des Apôtres Père Tout-Puissant… Et pourtant plutôt qu’une terre qui s’ouvre, que des hommes qui tremblent, plutôt qu’une manifestation irrécusable de force et de puissance, le symbole que l’Ecriture nous donne à méditer est aussi cet enfant nouveau-né de la petite ville de Bethléem. C’est dans cet enfant qu’il nous faut voir Dieu. Contre peut-être nos réticences, nos espoirs, nos habitudes. Certes, comme les Mages nous sommes désarçonnés. Mais comme aussi les Mages, si nous prêtons l’oreille à l’Ecriture sainte et que nous rencontrons le Christ, et dans ce Christ, Dieu lui-même, nous repartirons dans nos vies, dans cette nouvelle année, par un autre chemin que celui que nous avons emprunté en venant ici comme le dit l’Ecriture : [Les Mages] regagnèrent leur pays par un autre chemin. La rencontre de Dieu, en Jésus-Christ, ouvre effectivement en nous, dans nos vies, des chemins insoupçonnés pour que nous puissions habiter autrement notre pays, je veux dire notre existence. Fêter l’Epiphanie, c’est donc prier Dieu qu’il ouvre, en se rendant proche de nous, un nouveau chemin dans nos vies.
Il nous faut alors retourner à notre texte, à ce symbole de la venue des Mages, pour cheminer avec eux et rencontrer celui qui se niche au cœur des Ecritures, Jésus-Christ. J’aimerais que nous puissions nous arrêter tout particulièrement sur le décalage qui s’opère entre la démarche des Mages et l’issue de leur itinéraire.
Qui sont les Mages ? Le texte ne dit pas qu’ils furent rois. Néanmoins la qualité de leurs cadeaux, or, encens et myrrhe, ainsi que leur accès naturel auprès du roi Hérode indiquent une qualité proche de celle de riches ambassadeurs. Ce ne sont pas, en tout cas, de simples particuliers. Ils viennent rendre hommage à un roi, probablement au nom d’un autre roi, d’un prince d’Orient. Voici pour leur fonction. Leur titre mérite également notre attention : ils sont « Mages » c’est-à-dire des scrutateurs des étoiles, des astrologues. Or, selon l’astrologie la plus répandue à l’époque, une nouvelle étoile indiquait un nouvel événement marquant de l’histoire des hommes. Les Mages ont donc déduit de l’apparition d’une nouvelle étoile, l’avènement d’un nouveau roi, d’un roi qui marquera l’histoire de ces contemporains de telle sorte que leurs descendants en garderont mémoire à travers les âges.
Un mot sur ces éléments. D’abord, qu’indique la nécessité de lever les yeux au ciel pour y scruter les étoiles sinon un besoin d’autre chose que cette terre ? Sinon un espoir, même vague, d’un changement parmi la société des hommes ? Si les hommes étaient en effet satisfaits de leur sort, pourquoi chercheraient-ils une ressource quelconque au-delà de leur lot terrestre ? Ce que les Mages projettent dans les étoiles ce sont les craintes, les espoirs, les attentes des hommes. Crainte du futur, espoir d’un rétablissement, attente d’un changement voilà ce qui pousse les Mages à analyser le ciel. Ensuite, il est intéressant de noter la logique qui sous-tend l’action des Mages. D’une nouvelle étoile, ils apprennent qu’un nouvel événement marquant va se produire, plus précisément qu’un roi exceptionnel va naître. Or l’étoile indique un certain pays comme lieu d’avènement de ce roi. Que font-ils alors ? Ils se pressent à la capitale, Jérusalem, à la cour du roi, du roi Hérode le Grand. Par conséquent, pour les Mages, le moteur de l’histoire, ce qui peut changer le sort des hommes, ce qui peut infléchir le cours des choses, ce sont les puissants de ce monde. Voilà pourquoi, si l’étoile indique un pays, ils en déduisent que l’étoile fait signe vers les puissants de ce pays, vers le centre du pouvoir, vers ceux qui ont le pouvoir d’agir. Et ils y viennent avec une démonstration de richesse – or, encens, myrrhe – richesse qui est aussi le signe d’un pouvoir. En somme, seul un homme, seul un grand homme, seule des ressources humaines pourront changer quelque chose à la situation des hommes. C’est sur cette conviction que se greffe l’espoir des Mages.
Voyez frères et sœurs comment l’Ecriture en répondant à cet espoir des Mages – car les Mages trouveront bel et bien l’enfant qu’ils cherchaient – déplace leurs attentes. Le roi attendu n’est pas au palais, ce n’est pas le fils d’Hérode le Grand. Autrement dit, le fait de chercher à changer fondamentalement l’histoire humaine par la volonté d’un puissant est stérile. Ce que les Mages commencent peut-être à comprendre c’est que quelque chose de grand va se produire qui néanmoins ne correspond pas à leur concept de la grandeur. Leur espoir d’un changement, d’un avènement qui bouleverse l’histoire, précisément parce qu’elle a besoin d’être bouleversée, va être comblé d’une façon tout à fait paradoxale. Et c’est la convocation des docteurs de la Loi qui va nous le faire saisir. Pour déterminer la venue de ce roi, les docteurs scrutent non plus les étoiles mais les Ecritures et déclarent à Hérode qui leur demande le lieu de naissance du Messie : A Bethléhem en Judée, car voici ce qui est écrit par le prophète : Et toi Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas la moindre parmi les principales villes de Juda ; car de toi sortira un prince, qui fera paître Israël, mon peuple. L’espoir des Mages va en effet rejoindre une autre espérance, celle du peuple d’Israël et l’idée d’un roi exceptionnel issu des hommes va être comme refaçonnée par l’attente d’un Messie promis par Dieu lui-même. La naissance de cet enfant va faire signe vers une autre origine d’où surgirait la délivrance des hommes, d’une autre source que celle de la puissance des hommes.
Notez cependant que le prophète de l’Ecriture, cité par les docteurs, ne contredit pas l’étoile. L’étoile conduira bien jusqu’à Bethléem, s’accordant avec l’Ecriture. Autrement dit, l’espérance biblique ne nie pas l’espoir humain mais le redirige, l’oriente différemment. Et de fait, ce roi fera paître son peuple. Comme un berger prend soin de son troupeau et non comme les puissants dominent parfois les hommes. Cette simple indication : de toi sortira un prince, qui fera paître Israël, mon peuple est capitale. L’enfant de Bethléem devenu Jésus de Nazareth dira en effet à ses disciples : Vous savez que les chefs des peuples les commandent en maîtres et que les personnes puissantes leur font sentir leur pouvoir. Mais cela ne se passera pas ainsi parmi vous. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur, et celui qui veut être le premier parmi vous sera votre esclave : c’est ainsi que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie (Matthieu 20). Cette autre gouvernance pointe vers une royauté d’un autre genre, vers une royauté spirituelle. Il y a dans cette image d’un chef qui prend soin de son peuple comme un berger prend soin de son troupeau comme l’esquisse d’une autre force, d’une autre puissance susceptible de véritablement bouleverser l’histoire des hommes.
Quelle est donc cette force ? C’est celle de l’amour, seule véritable force de l’histoire des hommes, je veux dire de l’histoire qui lie les hommes à Dieu, de l’histoire du salut. Voilà pourquoi les Mages sont conduits à contempler un enfant nouveau-né, aimé de ces parents et aimant ces parents. Parce que cet enfant est le signe de l’amour que Dieu porte aux hommes. Un amour inconditionnel qui ne dépend pas de mérites mais qui s’attache à une personne quoi qu’il en coûte, quoi qu’il advienne.
Faisons un point d’étape : l’espoir des Mages est donc déplacé. Ils croyaient voir dans le ciel l’étoile d’un grand homme comme il y en eut et comme il y en aura encore mais découvrent que l’étoile est celle d’un roi d’un autre genre, que la présence de cette étoile dans le ciel signifie l’irruption de la promesse de Dieu dans l’histoire des hommes. Ils découvrent aussi que la puissance par laquelle Dieu agira désormais dans le monde n’est pas une puissance semblable à celle que nous connaissons et expérimentons au quotidien. Dieu montre sa puissance dans le dépouillement d’un nouveau-né, dans l’humilité d’un amour donné et reçu.
Mais remarquez, frères et sœurs, qu’à mesure que l’espoir des Mages est décalé, refaçonné par Dieu qui les conduit d’Orient en Juda et de Jérusalem à Bethléem, les mille passions qui les agitaient et qui les poussaient à scruter le ciel sont aussi transformées. Nous avions en effet noté que le besoin de lire les étoiles correspondait à l’entrechoquement en l’homme de craintes, d’espoirs, d’attentes, d’envie, de peurs etc. Nous avons en notre cœur autant de soucis, de sujets d’inquiétude qu’il y a d’étoiles dans le ciel. Et nous sommes parfois ballottés par ces passions qui nous touchent de sorte que c’est elles qui nous mènent dans la vie comme elles ont menées les Mages dans leur pérégrination. Mais voici ce que déclare l’Ecriture : Quand ils aperçurent l’étoile [au-dessus du lieu où était le petit enfant], ils éprouvèrent une très grande joie. Voilà que la joie supplante la versatilité des passions communes. Voilà qu’en lieu et place de l’inquiétude, du souci de l’avenir, de la détermination d’un temps favorable ou défavorable, prend place une joie profonde, stable, qui est comme une force nouvelle dans la vie de ces Mages. Cette joie, c’est la joie de la foi. C’est la joie qui découle de la rencontre de Dieu en Jésus-Christ. Car cette rencontre, que les Mages font auprès du petit enfant, c’est la rencontre d’un Dieu d’amour. D’un Dieu qui se soucie des hommes au point de ne pas se contenter de leur donner une loi indiquant ce qu’il faut faire ou ne pas faire mais qui s’abaisse jusqu’à partager leur histoire, jusqu’à s’incarner au milieu d’eux pour leur donner une force, une vie nouvelle. Cette joie n’est pas une euphorie qui conduit à ignorer les épreuves de la vie, à faire fi de la difficulté de l’existence. Cette grande joie qui fut accordée aux Mages est une joie qui se niche au cœur de l’existence et qui en devient le soubassement malgré et pendant même les épreuves. Car cette joie est l’expression d’une confiance en un Dieu qui reste fidèle quelles que soient les épreuves, quelles que soient nos failles et nos fautes, nos découragements et nos désespoirs. Saint Paul dans l’Ecriture exprime cette confiance inébranlable : Qui nous séparera de l’amour de Christ ? La tribulation, ou l’angoisse, ou la persécution, ou la faim, ou le dénuement, ou le péril, ou l’épée ? […] Mais dans toutes ces choses, nous sommes plus que vainqueurs par celui qui nous a aimés. Car je suis persuadé que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les dominations, ni le présent, ni l’avenir, ni les puissances, ni les êtres d’en-haut, ni ceux d’en-bas, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu en Christ-Jésus notre Seigneur (Romains 8). L’amour indéfectible de Dieu pour nous creuse en nos vies le sillon de la joie, d’une confiance joyeuse.
Mais je le disais, frères et sœurs, cette joie n’est pas une euphorie. Ce n’est pas la joie qui pourrait être provoquée par une sorte d’opium. L’espérance de la foi n’est pas l’opium du peuple. Ce n’est pas une joie qui ne touche pas notre existence, qui n’a pas prise sur notre réalité et qui nous permettrait uniquement de la supporter, de la justifier de sorte que rien ne bouge. Au contraire, c’est une joie qui manifeste dans cette vie un autre chemin possible, au point de menacer les sillons habituellement creusés par les hommes. Voyez en effet la crainte d’Hérode à l’annonce de la naissance de l’enfant. Entendez la célébration de Marie dans le Magnificat : Il a renversé les puissants de leurs trônes, et il a élevé les humbles (Luc).
Et nous voyons ce changement que la foi procure dans l’existence à la fin de notre texte. Après avoir trouvé l’enfant, après l’avoir adoré et avoir été saisis d’une grande joie, les Mages ne retournent pas vers Hérode mais regagnèrent leur pays par un autre chemin. Cette joie de l’amour reçu de Dieu les pousse à emprunter un autre chemin : non plus les palais de Jérusalem et les manigances d’Hérode mais un chemin plus anonyme, moins visible et pourtant plus profond, plus durable, plus fondamentale. Ce chemin est celui du témoin de l’amour de Dieu, celui de témoin de la joie que Dieu donne par l’Evangile. Car que pensez-vous que les Mages ont fait sur le chemin et ensuite arrivés en leur demeure sinon partager à leur manière la rencontre faite avec l’enfant nouveau-né ? Voilà la force sourde de notre nouvelle histoire, l’amour, voilà les ferments d’une nouveauté placés au cœur de notre monde par des pèlerins de la joie.
Soyons donc comme les Mages ces pèlerins de la joie. Sachons porter dans notre existence la joie de l’amour de Dieu. Sachons manifester dans nos vies cet autre chemin possible, celui de la confiance en Dieu. Sachons incarner dans nos cœurs, dans nos paroles, dans nos actes la foi en un Dieu fidèle, en un Dieu qui aime quoi qu’il nous arrive. Non par nos propres forces, mais en recevant l’amour, la force nouvelle, que Dieu nous donne.
Prions
Seigneur, nous sommes souvent comme les Mages ballottés par mille passions, nous sommes parfois gangrénés par une foule d’inquiétudes et d’espoirs, jusqu’à l’étouffement. Place au-dessus de notre existence l’étoile de Bethléem, mets-nous toi-même en marche vers le lieu de ta rencontre et accorde-nous de nous saisir de ton amour, de croire en sa force pour nos vies, de sorte que nous soyons habités et transformés par la joie profonde que tu donnes. Dieu d’amour, accorde-nous ta joie, trace en nos vies un autre chemin et fais de nous tes témoins.
Amen.
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