« Ce qui est César, rendez-le à César, et rendez à Dieu ce qui est à Dieu ! »

Prédication 18/10/2020

« Ce qui est César, rendez-le à César, et rendez à Dieu ce qui est à Dieu ! »

 

Vous le savez peut-être, la première version du Tartuffe, la pièce de Molière, avait été interdite par le Roi Louis XIV. Semble-t-il, Molière était allé un peu trop loin dans la satire des mœurs de son temps, et plus particulièrement à l’endroit de certaines pratiques religieuses. Sa pièce avait alors pour titre : Tartuffe, ou l’Hypocrite (1664). Dans une lettre adressée au Roi pour défendre sa pièce (après son interdiction), Molière s’explique sur ses motifs :

« (…) j’avais eu, Sire, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriât les hypocrites, et mit en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion ».

 

Des « faux-monnayeurs en dévotion » : voilà comment Molière qualifie les hypocrites, tous ceux qui cherchent à masquer leur fausseté sous le masque d’une dévotion amplifiée, enflée à outrance. J’ai trouvé ce parallèle intéressant pour introduire mon propos, car dans le texte que nous venons de lire, il est question justement d’hypocrisie (puisque c’est sous ce qualificatif que Jésus s’adresse à ses opposants), et il est question aussi de monnaie, il est question en tout cas d’une pièce de monnaie, cette fameuse pièce qui porte l’effigie de César.

En quoi donc ces pharisiens peuvent-ils être, eux-aussi qualifiés de « faux-monnayeurs en dévotion » ? Telle est la question que je voudrais méditer avec vous ce matin à propos de ce texte. Une question qui nous concerne aussi, puisque nous sommes tous menacés de l’écueil mis au jour par Jésus, aux dépens des pharisiens : nous sommes tous des pharisiens en puissance, et nous avons besoin de tendre l’oreille pour bien entendre cet enseignement

Mais pour cela, il nous faut d’abord, je dirais « nettoyer le terrain », et neutraliser les lectures rapides que l’on pourrait faire de ce texte.

  • « Rendez à César ce qui est à César… », une injonction au confinement de notre foi ?

« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » : habituellement, nous utilisons la formule, pour justifier une séparation nette et stricte entre :

  • D’un côté, ce qui relève de notre intériorité : notre vie spirituelle, nos convictions, ce qui relève de notre intimité, du secret de notre conscience. Et donc, pense-t-on, c’est cela que nous devons rendre à Dieu.
  • Et de l’autre, ce qui, appartient à César (ou à l’État), c’est à dire ce qui relève de l’extérieur : notre vie de citoyen, nos obligations de contribuable (consentant, bien sûr !), notre participation aux institutions politiques.

Autrement dit, on utilise cette formule, complètement détachée de son contexte, pour légitimer une sécularisation radicale de notre vie : comme si notre foi devait être strictement confinée dans le petit enclos de notre vie intérieure, et la société totalement aseptisée, nettoyée de toute expression religieuse. Et c’est bien cela qui semble être attendu par tous ceux qui défendent aujourd’hui une interprétation dure de la laïcité.

Vous l’avez peut-être compris, une telle compréhension (ou plutôt une telle utilisation) de ce texte, et la vision de la vie chrétienne qu’elle véhicule ne me conviennent pas vraiment (ou même pas du tout !).

Mais d’un autre côté, je dois vous avouer que c’est un peu gênant.

C’est un peu gênant d’abord, car les protestants que nous sommes ont toujours été à l’avant-garde du combat pour la laïcité, en tout cas en France. Et on peut le comprendre : après les persécutions sous l’ancien Régime, les protestants avaient non seulement une revanche à prendre, mais surtout, ils ont voulu tout faire pour que cela ne se reproduise plus. Ils se sont donc investis pour faire avancer la laïcité, car elle devait leur apporter cette protection qui leur avait tant manqué pendant deux siècles et demi. Et aujourd’hui encore, les protestants français, en tout cas dans notre famille luthéro-réformée, sont des ardents défenseurs de notre laïcité « à la française ».

« Rendez à César ce qui est César » : c’est très pratique, car en bon protestant, nous disposons avec cette formule d’un argument scripturaire de premier choix : une parole du Seigneur. Ainsi semble donc établie cette claire distinction entre le règne temporel et le règne spirituel. Et c’est d’ailleurs de cette manière que ce passage a été lu par Calvin lui-même, mettant en avant le devoir d’obéissance à l’État.

Mais c’est aussi gênant, car l’actualité dramatique de ces derniers jours, amplifiée par l’émotion que suscite l’horreur donnée en spectacle, relayée par les médias, les réseaux sociaux, cette actualité pourrait nous encourager à suivre cette pente d’une séparation toujours plus stricte entre les deux règnes. Comme si toute religion comportait en elle le germe, la semence de la violence. Comme si la sécularisation radicale de notre vie pouvait donc être un gage de protection contre le danger que représente le fait religieux lui-même, présumé coupable des plus grands maux et des plus grands vices du genre humain.

En dépit de cette actualité brûlante, je maintiens que ce texte n’a aucunement vocation à justifier le confinement forcé de notre foi dans le secret de notre conscience. Bien au contraire : ce texte nous montre Jésus qui oblige ses interlocuteurs à dévoiler ce qu’ils cachent dans le secret de leurs poches : Jésus cherche à mettre au jour l’hypocrisie des pharisiens, il veut faire tomber les masques et faire cesser le jeu de ces « faux-monnayeurs en dévotion ».

Voyons donc cela de plus près.

 

  • Jésus met à jour l’hypocrisie de ses opposants

La dénonciation de l’hypocrisie est un des maître-mots de l’évangile selon Matthieu. Sous la plume de l’évangéliste, il s’agit d’une critique contre les pharisiens, une critique donc historiquement située, circonstancielle, mais c’est aussi, et surtout une critique qui vise l’écueil que représente, pour nous aussi, lecteurs du XXIème s., le type de piété incarné par ces pauvres pharisiens : une foi basée sur des faux-semblants, des gestes extérieurs, des œuvres qui n’engagent pas la personne dans toute sa vérité.

Habituellement, on peut distinguer deux catégories d’hypocrites :

  • D’une part les hypocrites lucides et conscients de leur duplicité (c’est le Tartuffe de Molière)
  • Et d’autre part les « hypocrites sincères » : ceux qui sont eux-mêmes victimes de leurs faux-semblants, car ils n’ont pas conscience de jouer un double-jeu.

 

Si on applique maintenant cette typologie au texte, on peut s’apercevoir que les opposants de Jésus émargent en réalité dans les deux catégories.

D’abord, ils sont sciemment hypocrites, car ils cherchent volontairement à masquer leurs intentions malveillantes,

  • D’une part les pharisiens missionnent leurs disciples pour aller à la rencontre de Jésus, dans l’espoir que Jésus ne sache pas que ce sont des Pharisiens qui se cachent derrière cette initiative (ce qui est un premier niveau de dissimulation).
  • D’autre part, deuxième niveau de dissimulation, ils interpellent Jésus en le qualifiant de « maître », et en lui faisant croire qu’ils tiennent en haute estime son enseignement (22,16) :

« Maître, nous savons que tu es vrai : tu enseignes en toute vérité le chemin qui plaît à Dieu ; tu n’as peur de personne et tu ne tiens pas compte de l’apparence des gens. »

Mais l’évangéliste nous a prévenu : c’est bien un piège qu’ils cherchent à tendre à Jésus. Et en effet, la question formulée : « est-il permis ou non de payer l’impôt à César ? », cette question est très piégeuse, car quelle que soit sa réponse, Jésus se fera des ennemis : s’il répond positivement, il passera pour un collaborateur des Romains (ce qui ne plaira pas aux Pharisiens) ; s’il répond négativement, il passera pour un rebelle fanatique (et là, ce sont les Hérodiens qui s’en prendront à lui).

Quand Jésus leur répond : « Hypocrites, pourquoi me tendez-vous un piège ? », il leur montre donc qu’il n’est pas dupe de leurs flagorneries. Il a bien compris qui ils sont, quelles sont leurs intentions, et en quoi consiste le piège qu’ils ont si maladroitement tendu devant lui.

Mais ce n’est pas tout, la suite de l’échange nous montre que les opposants de Jésus sont aussi des hypocrites sincères, pris au piège de leur propre dissimulation.

Jésus poursuit (19-21a) :

« Montrez-moi l’argent qui sert à payer l’impôt »

Ils lui présentèrent une pièce d’argent, 20et Jésus leur demanda :

« Cette image et cette inscription, de qui sont-elles ? »

21« De César », répondirent-ils.

 

Voilà donc la deuxième hypocrisie démasquée, cette dissimulation dont les opposants de Jésus sont eux-mêmes les victimes.  C’est comme s’il leur disait : « Pauvres pharisiens, vous prétendez affirmer votre liberté à l’égard du pouvoir romain, vous brandissez votre liberté comme un grand étendard déployé au vent, bien visible aux yeux de tous. Mais vous cachez dans vos poches le signe, la marque, l’image de votre assujettissement ».

C’est d’autant plus remarquable que pour un juif de Jérusalem, dans cette période troublée du 1er siècle, on ne plaisante pas avec les images de l’empereur.  On sait en effet que les romains avaient tenté d’imposer le culte de l’Empereur, comme il se pratiquait à Rome et dans les autres territoires soumis à son autorité. À Rome et ailleurs, l’Empereur était vénéré à l’égal d’un Dieu, à qui on offrait des sacrifices. Alors montrer une image de César à Jérusalem, et encore plus dans le Temple, c’était un véritable scandale.

Les voilà pris au piège ces Pharisiens hypocrites : ils mettent en avant leur liberté à l’égard du pouvoir romain, mais cette pièce de monnaie, sortie de leur poche, met à jour leur subordination inavouée et inavouable au pouvoir de l’occupant. Voilà donc l’hypocrite sincère démasqué.

  • « Rendez à Dieu ce qui est Dieu »

Venons-en maintenant à la fameuse formule « Rendez à César ce qui est à César (…) ».

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais quand on emploie cette formule, exactement comme je viens de le faire, on en reste souvent à la première partie (« rendre à César ce qui est César »), et on laisse de côté la deuxième, comme si la suite était évidente, tellement évidente qu’il ne serait pas utile de la rappeler.

Et d’autant plus que ces deux propositions sont simplement juxtaposées par une conjonction (« et »), qui présuppose que ces deux éléments sont sur le même niveau, dans le même registre.

 

Mais que s’agit-t-il précisément de rendre à Dieu ?

Ce que les pharisiens doivent rendre à César, c’est une image de César, cette image gravée sur une pièce de monnaie. Alors on peut formuler une hypothèse : peut-être que ce que nous devons rendre à Dieu, c’est aussi … son image.

Ou mais, vous pourriez me répondre : « cela ne m’avance guère : où est-elle cette image de Dieu ? De quoi s’agit-t-il ? »

Eh bien vous pouvez chercher : cette image n’est pas dans votre porte-monnaie ! Car cette image, c’est simplement vous-mêmes, votre personne, ou votre vie d’être humain. Car vous le savez bien, Dieu a créé l’homme à son image : nous sommes donc nous-mêmes l’image de Dieu !

Si on comprend ainsi l’enseignement de Jésus, on devrait traduire par « mais » la particule qui joint les deux éléments :

« Rendez à César ce qui est César, MAIS rendez à Dieu ce qui est à Dieu ». Cette traduction serait peut-être plus fiable, car elle mettrait davantage en lumière l’opposition entre ces deux niveaux de fidélité. On change de niveau, car l’obéissance due à Dieu est incommensurable avec l’obéissance due aux autorités civiles. Dans un cas, on donne des images frappées sur des pièces ; dans l’autre, on donne sa vie, on donne sa personne entière, on donne sa vérité.

Dès lors, l’emprise du pouvoir civil se trouve fortement délimitée et relativisée : ce qui lui appartient, ce ne sont que des images frappées sur des pièces de monnaies qui traînent dans nos poches, et rien de plus.  On attend de nous que nous soyons d’honnêtes citoyens, consentants à l’impôt, assidus au vote, loyaux envers les autorités : qu’à cela ne tienne ! Tout cela n’est que de la petite monnaie. C’est quantité négligeable, au regard du trésor qui appartient à Dieu, et que nous lui réservons.

Par contre, devant Dieu, on est dans un tout autre registre.

De fait, et quoi que nous en pensions, nous lui appartenons, nous sommes à lui. Et pas seulement une partie de nous-mêmes (notre intériorité). Dès lors, il n’y a pas de double jeu possible, l’hypocrisie n’a pas de place devant Dieu, pas plus que le repli dans l’intériorité (qui est aussi, à bien y réfléchir une autre forme d’hypocrisie, un double-jeu). Comme dans cette scène qui se déroule dans le Temple, et à l’image du discernement dont fait preuve Jésus, Dieu le Père sait percer les cœurs de chacun. On peut chercher à détourner son attention par des gesticulations pieuses, on peut tenter de soulager notre conscience par toutes sortes d’expédients, ou par quelques facilités : mais c’est peine perdue, car Il sait déjà qui nous sommes, Il nous connaît en Vérité, Il sait déjà ce qui nous anime, ce qui habite notre conscience.

« Rendez à Dieu ce qui est à Dieu », c’est donc se rendre devant Dieu, au sens où l’on baisse les armes, on cesse le combat et la vaine résistance que nous lui opposons.

Et c’est peut-être là la tache ultime du chrétien, la tâche la plus audacieuse, parce que la plus périlleuse, celle qui nous met le plus en danger : se livrer, tel que nous sommes, se livrer en vérité, devant ce Dieu que nous prétendons chercher sans cesse, mais qui nous a déjà trouvé.

Amen

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