Ce Dieu est fou !

Lectures Bibliques : Matthieu 11, 1-19 et 2 Corinthiens 12, 1-10

Prédication :

Nous vivons une époque de chute des idoles. Les dieux entre les mains desquels nous avons remis nos vies, nos espoirs et notre avenir hier, sont brûlé aujourd’hui en autodafé et en grèves. Le dieu qu’on appelle « politique » vit ses derniers soubresauts. Comment expliquer autrement l’explosion, la tourmente sociale dans laquelle nous sommes entraînés ? Notre génération ressemble à celle dont nous parle le Jésus de Matthieu dans la petite parabole des enfants qui jouent sur les places publiques et qui ne veulent plus danser au son du joueur de flûte. L’heure n’est pas vraiment à la fête. Notre génération ne veut plus, non plus, se frapper la poitrine en signe de deuil et de repentir au son des lamentations. Elle ne veut plus entendre parler de faire des efforts, de travailler plus, de prélèvements supplémentaires…

J’entendais l’autre soir des intellectuels comparer les événements que nous vivons avec ceux de mai 68. Mais, à mon sens, il y a une différence flagrante. En 68, on cherchait à changer le monde, on se battait, à tort ou à raison, le regard tourné vers l’avenir. Aujourd’hui, on se bat pour préserver une situation, pour ne pas perdre des avantages acquis, l’avenir fait peur aux étudiants comme aux retraités. Oui, je suis convaincu que la tourmente qui soulève notre pays ne peut pas être réduite à une simple protestation sociale, ni même à une question de désaccord politique. La crise est plus profonde, plus radicale. Car, toujours, de manière incessante, lancinante, comme une vieille douleur d’arthrose qui se réveille, la question du sens de notre vie resurgit surtout quand il est question de la retraite. Et notre génération apprend douloureusement que, pas plus que le dieu-science d’hier, ce dieu-politique ne peut pas les sauver aujourd’hui. Sans aller jusqu’à parler d’espérance, ce dieu de paille est incapable même d’apporter un peu d’espoir…

Alors, on attend Noël comme on attend l’heure du sédatif. On prépare le réveillon comme pour essayer d’anesthésier tout ça, comme pour essayer d’oublier un instant la peur de demain qui nous tenaille. Car c’est bien à cela que sert la fête. Exorciser les angoisses, oublier un peu, s’habituer peut-être. La trêve des confiseurs que tout le monde réclame devrait nous permettre de fuir un instant les dures réalités du moment. Et comme en plus, cette fête conserve malgré tout quelques relents religieux, c’est avec le secours de la religion que bientôt, tous ensemble, nous allons pouvoir fuir le monde (si possible par le train !).

Alors, vous allez me dire : nous voilà bien loin des textes bibliques que nous avons lus tout à l’heure ! Peut-être… Mais en fait, pas vraiment. Parce que notre situation d’aujourd’hui rappelle étrangement la situation de la communauté chrétienne de Corinthe à laquelle écrit l’apôtre Paul. Comme la communauté de Corinthe, nous sommes séduits par des sirènes qui nous appellent avec force et conviction à essayer de quitter ce monde charnel qui n’est guère réjouissant pour nous réfugier dans le spirituel. Priez ! Priez encore ! Et tous vos problèmes seront résolus, succès garanti ! Les fêtes de fin d’année qui arrivent font partie de ces sirènes, mais elles ne sont pas seules et je sais que beaucoup sont troublés par tout ce qui se passe dans ces églises évangéliques enthousiastes qui fleurissent un peu partout. Il paraît que nous sommes en train de disparaître et que la seule religion qui progresse dans le monde c’est le protestantisme évangélique. On y voit des conversions, des miracles, des guérisons spectaculaires, elles attirent ceux qu’on appelle “les jeunes” et l’Esprit de Dieu y souffle, paraît-il, bien plus fort que dans notre pauvrette et vénérable Église Réformée.

Alors nous voilà coincés, comme pris entre deux feux : allons-nous céder à la sinistrose ambiante, au désarroi général de cette génération qui n’a ni espoir ni espérance, qui ne sait plus qui elle est ni où elle va, qui ne sait plus à quel saint se vouer pour sortir de l’impasse ? Ou allons-nous céder à la tentation d’une fuite des réalités certes complexes de ce monde pour nous réfugier dans le spirituel, fuir ce monde trop difficile à comprendre pour aller chercher des explications simples et efficaces, là où l’on sait ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est bon et ce qui est mauvais pour vous ? Oui, c’est vrai, nous sommes un peu coincés par un choix impossible à faire : un monde à vivre sans espérance ou une espérance sans monde pour y vivre.

Et voilà que retentit pour nous cette question que pose Jean le Baptiste à Jésus de Nazareth : Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? Oui, F & S, en ce temps de l’Avent, temps de préparation à la naissance de celui que nous appelons le Christ, cette question retentit pour nous. Qui attendons-nous ? Est-ce ce petit Jésus doux et sucré qui naît au pied du sapin de Noël et qui aide pour un temps à faire passer la pilule amère d’une époque difficile à vivre ? Ou est-ce ce Christ que l’on rencontre au plus haut des cieux dans une expérience spirituelle proche de l’extase, comme le raconte l’apôtre Paul : cet homme qui fut enlevé jusqu’au paradis – encore une fois je ne sais pas s’il fut réellement enlevé ou s’il eut une vision, Dieu le sait – et là il entendit des paroles inexprimables qu’il n’est permis à aucun être humain de répéter… ?

Jean Baptiste, lui, attendait le Royaume de Dieu : Repentez-vous, car le Royaume des Cieux s’est approché (Mt 3,2). Il attendait le Juge des derniers jours dont il faut craindre la colère : Espèce de vipères ! dit-il aux pharisiens et aux sadducéens, Qui vous a appris à échapper la colère de Dieu qui vient ?  (Mt 3,7b). Le Juge eschatologique devant lequel il faut se repentir : Montrez par des actes que vous avez changé de vie (…) tout arbre qui ne produit pas du bon fruit sera coupé et jeté au feu (Mt 3,8.10b). Comme tous les prophètes, il attendait ce qu’on appelait le Jour de YHWH : Ce sera un jour de fureur, un jour de détresse et d’angoisse, un jour de ruine et de désolation. d’obscurité profonde, un jour de nuée sombre et de nuages épais, annonçait le petit prophète Sophonie (So 1,15s). Jour terrible où Dieu vient en personne pour châtier les hommes. Jour terrible puisqu’on ne peut pas voir Dieu en personne sans mourir : il est Celui qui baptise d’Esprit Saint et de feu. Voilà celui que Jean Baptiste attendait.

Mais devant Jésus, voilà que Jean Baptiste doute. Attention, ce n’est pas n’importe qui, ce Jean Baptiste, et Jésus lui-même le reconnait et il lui rend justice. N’allez pas croire que, parce Jean Baptiste doute, il n’est que roseau fragile balayé par les vents contraires, écoutant la moindre bise pour suivre le dernier gourou à la mode. N’allez pas croire que parce qu’il doute, ce n’est qu’un opportuniste courtisan des palais du pouvoir. Non, Jean Baptiste, dit Jésus, est un grand prophète, porte-parole de Dieu. Et même plus qu’un prophète : il est le tout dernier des prophètes, il est Elie qui doit revenir préparer la venue de Dieu lui-même comme l’annonce le prophète Malachie qui clôture le Premier Testament : J’enverrai mon messager pour m’ouvrir le chemin (…) Le messager de l’Alliance que vous attendez, le voici, il vient ! (Mal 3,1) Oui, ce Jésus qui vient est bien celui que tous les prophètes, depuis Esaïe jusqu’à Malachie, avaient annoncé. Mais voilà, Jean Baptiste est resté au seuil, il appartient encore à l’Ancienne Alliance et il doute de l’arrivée de la Nouvelle. Heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi ! dit Jésus…  Et Jean Baptiste est tombé.

Pourquoi ? Parce que ce Jésus qui vient est tout différent de celui qu’on attend. Il est autre, il est le Tout-Autre. Jean Baptiste l’attendait glorieux conquérant, juge des derniers jours, il attendait des tremblements de terre, de l’obscurité, des raz-de-marée… Il attendait la justice et la rétribution, la répartition des récompenses en fonction du bien et du mal. Et Jésus n’est pas tel qu’il l’attendait. Et nous pouvons être certain qu’il n’est pas tel que nous l’attendons. Ce Jésus qui vient n’est ni le messie politique que beaucoup attendent encore sans oser se l’avouer, incorruptible et fort, amenant le pays sur le chemin de la croissance et du plein emploi, ni le messie spirituel que l’on rencontre au paradis par extase interposée et  qui nous fait oublier que nous avons un corps qui peut être malade, une famille qui peut être désunie, un pays qui peut être en mauvaise santé.

Jésus leur répondit : Allez raconter à Jean ce que vous entendez et ce que vous voyez…  Et qu’ont-ils entendu les disciples de Jean ? Les aveugles retrouvent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés de leur lèpre, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres. Tout le ministère de Jésus est là résumé dans ce centon du prophète Esaïe. La Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres. C’est sur cette dernière partie que Matthieu insiste le plus. Allez rapporter à votre maître, ce que vous avez entendu quand il enseignait ses disciples sur la Montagne : Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux…  Il n’est pas question ici des fous ou des imbéciles. Non, il est question de gens, normaux, comme vous et moi, qui n’ont jamais rien vu d’extraordinaire, ni de mirifique, aucune extase spirituelle, aucune montée au troisième ciel… Inutile de chercher à fuir le monde charnel vers les hauteurs spirituelles : le salut se passe ici, maintenant, pour des gens comme vous et moi qui ne se croient pas vraiment à la hauteur, qui se savent aveugles parce qu’ils ont du mal à comprendre la complexité du monde et parce qu’ils n’ont jamais vu Dieu face à face. Oui le Royaume de Dieu est ouvert à tous les boiteux à cause des épreuves de la vie qui laissent des traces parfois profondes et dont on en sort jamais indemne. Le Salut en Jésus Christ est offert à tous ceux qui se sentent impurs, souillés de culpabilité et de compromission, parce qu’il leur est impossible de vivre dans ce monde en ayant les mains propres. Le Christ est venu dans ce monde pour ceux qui se savent sourds, prisonniers d’une vie tellement lourde à porter qu’il leur est impossible de s’ouvrir aux autres pour les écouter. Oui, Salut et résurrection pour tous ceux qui sont morts, morts de ces petites morts, de ces petits deuils qui jalonnent et encombrent une vie.

La table est prête pour tous ces petits que le Seigneur appelle et invite à manger avec lui. Le Fils de l’homme vient manger et boire avec les collecteurs d’impôts et les pécheurs, les impurs et les femmes de mauvaise vie. Manger avec Dieu… Difficile d’imaginer relation plus proche : partout dans la Bible le sort des élus est représenté sous la forme d’un festin de noces, d’une commensalité avec Dieu, d’une communion de table, d’une Sainte Cène. Voilà le scandale, voilà l’occasion de chute que Jésus redoute. L’apôtre Paul partage le même Évangile : message scandaleux pour les juifs, folie pour ceux qui ne le sont pas dira-t-il (1 Co 1,23). Parce que ce Dieu est fou qui choisit la faiblesse et non la force, ce Dieu est fou qui préfère les incapables à ceux qui se veulent collaborer à leur salut, ce Dieu est fou qui s’assied avec les plus pauvres, les mendiants aux mains aussi sales que vides, conscients de leur pauvreté spirituelle.

Allez, cesse de faire le fier car notre Seigneur est avec toi et il te dit à toi aussi : Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit au sein de la faiblesse. Amen !

 

 

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