Prédication du dimanche 24 février 2019
Luc 6, 27-38
Chères sœurs, chers frères,
« Aimer ses ennemis » ? nous est-il demandé dans le passage de l’évangile de Luc que l’on vient de lire et d’entendre. Cette parole nous choque ! D’emblée, elle nous met mal à l’aise pour le moins ! A la réflexion, elle peut même nous apparaître comme quelque peu scandaleuse ! En effet les évangiles baignent dans ce formidable et essentiel apport du christianisme que constitue l’Amour. Nous le savons, pour un chrétien l’Amour de Dieu pour tous les êtres humains est nécessairement relayé par l’Amour des êtres humains pour Dieu. L’Amour n’est authentique que s’il est réciproque. Le double commandement qui affleure partout dans les évangiles est bien celui que vous avez toutes et tous en mémoire : Aimer Dieu et aimer son prochain. Celui qui prétend aimer Dieu sans aimer son prochain est un menteur, un hypocrite ! Aimer son prochain ou aimer celui qui nous aime peut paraitre facile comme semble le dire Luc… Mais même dans cette hypothèse, cela n’est pas forcément le cas. Pensons par exemple à la belle parabole du Samaritain… Les prêtres, les lévites et autres notables de l’époque laissent sur le bord du chemin le quidam qui avait besoin d’être aidé et qui le sera en définitive par un autre quidam de passage, par hasard. En tout état de cause, la triple injonction de Luc qui nous invite à « Aimer ses ennemis » représente aux yeux de beaucoup un scandale.
- Comment faire du bien à ceux qui vous persécutent ?
- Comment tendre l’autre joue à celui qui vous frappe ?
- Comment aimer celui qui vole votre manteau en acceptant en outre qu’il prenne l’habit que vous portez en dessous du manteau ?
Et sans vouloir paraitre incongru, cette 3ème injonction traduite en langage moderne pourrait être celle-ci : comment aimer celui qui vous vole votre vélomoteur… mais bien sûr ! en lui donnant en outre un bidon d’essence pour lui permettre d’aller plus loin.
Et pourtant « Aimer ses ennemis » dit Luc. Au-delà du vertige qui s’empare de nous devant l’impossibilité tragique de suivre à la lettre cette triple injonction, il nous faut penser aux immenses souffrances supplémentaires qu’elle peut faire naître chez ceux, chrétiens ou non d’ailleurs, qui submergés par les violences guerrières qui s’abattent sur eux, sont dans l’incapacité d’entendre les paroles de Luc.
Sans remonter au massacre des innocents sous Hérode, que pouvaient bien penser nos ancêtres du XXe siècle, du massacre des arméniens par l’Etat Turc, de l’élimination systématique dans les camps de concentration nazis de Juifs d’Europe au nom d’une prétendue purification d’une soi-disant race aryenne ! Que pouvaient-ils penser face aux assassinats non moins monstrueux des opposants au régime soviétique dans les goulags tardivement décrits par Soljenitsyne ? Plus proche de nous, comment demander d’aimer ses ennemis aux survivants et à leurs proches, victimes des attentats qui ont ensanglanté de manière aveugle les populations de New-York : attentats du 11 septembre 2001, de Londres, de Paris (Batclan, Charlie-Hebdo, supermarché casher). Litanie des violences !
Et pourtant même s’il est souvent impossible humainement d’aimer ses ennemis devant les violences apocalyptiques dont je viens de rappeler l’existence et la permanence, il convient de prendre au sérieux les paroles de Luc et de les aborder avec le plus d’humilité possible. Car qui sommes nous, chrétiens revendiqués comme tels, pour juger et pour désigner de manière péremptoire et avec certitude les ennemis ou les amis des ennemis ? Dieu seul sait en dernier ressort s’il y a quelque chose de bon chez le plus mauvais des êtres humains ou quelque chose de mauvais chez le meilleur des êtres humains. Face au grand mystère de notre vie terrestre, il faut accepter notre propre faiblesse, sans fausse humilité pour autant, car l’Amour de Dieu pour nous est premier… Dieu est Amour. L’Amour est donc révélation divine. L’Amour divin n’a rien à voir avec les comportements de l’homme tels que la compassion, la charité, l’altruisme, sentiments humains néanmoins respectables. Pour le dire autrement, l’Amour a son origine en Dieu et non en nous ; il est à l’initiative de Dieu et non de l’homme.
Dans la première épitre de Jean au chapitre 4 il est dit aux versets 10,11 et 12 : « 10Voici ce qui est l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimé et qui a envoyé son Fils unique en victime d’expiation pour nos péchés. 11 Mes bien-aimés, si Dieu nous a aimé ainsi, nous devons nous aussi nous aimer les uns les autres. 12 Dieu, nul ne l’a jamais contemplé, mais si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour, en nous, est accompli. »
Certes l’amour pour les ennemis parait pour l’homme seul, lâché dans la nature sans Dieu, un scandale pur et simple car il heurte sa conception du bien et du mal. Et pourtant, au-delà de la question du bien et du mal, certains chrétiens ont pu montrer qu’avec l’amour il était possible de mener un authentique combat. Nous pouvons penser par exemple à Dietrich Bonhoeffer, pasteur allemand qui a combattu le régime nazi dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933, au sein de l’Eglise confessante allemande au point d’être envoyé dans divers camps de concentration dès 1942 avant d’être pendu en 1945. Dietrich Bonhoeffer était certes un résistant au nazisme, mais aussi un théologien qui s’est confronté au bien et au mal à une époque cruciale de l’histoire de notre vieille Europe. Il écrivait en 1935-1937 dans un ouvrage « Vivre en disciple » sous titré « Le prix de la Grâce », et je cite : « Comment l’Amour devient-il invincible ? En ne demandant jamais ce que l’ennemi lui fait, mais uniquement ce que Jésus a fait. L’amour pour l’ennemi conduit le disciple sur le chemin de la croix et dans la communion du crucifié. Mais plus il est certain que le disciple est poussé sur ce chemin, plus il est certain que son amour demeure invaincu, plus il est certain aussi que cet amour triomphe de la haine de l’ennemi.»
Avec cette citation et grâce à Dietrich Bonhoeffer, nous trouvons là la pointe de notre méditation, car lorsque l’Amour triomphe de la haine de l’ennemi, il y a une fenêtre qui peut s’ouvrir sur le pardon.
Loin de moi d’oublier que l’histoire peut être tragique. Loin de moi d’oublier les dictatures sanguinaires dont je parlais tout à l’heure ! Loin de moi de tomber dans une sorte de relativisme qui friserait la tolérance béate. Le pardon ne dispense pas de la sanction sociale émanant éventuellement de la justice des hommes. De toute manière, le mal même pardonné reste toujours le mal qui doit si possible être réparé. Le pardon, même donné par une victime n’efface nullement la faute, le crime. Dietrich Bonhoeffer qui a été jusqu’au bout de sa vie terrestre sans dévier de sa foi selon les témoins, nous invite au-delà de la violence guerrière à ne pas haïr l’ennemi et même à ne pas entrer dans la spirale vertigineuse de la seule vengeance. Car vous en conviendrez, le goût amer de la vengeance laisse toujours apparaître des blessures profondes et irrémédiables.
Donner et recevoir le pardon doit être la vocation du chrétien.
C’est pourquoi il doit prendre les risques dignes de sa foi, en s’engageant dans sa vie quotidienne ; il doit tel qu’il est, là où il est ne pas craindre d’être placé de manière peu confortable entre deux écueils, comme sur le fil du rasoir, comme sur la corde raide, entre :
- Primo, d’une part , la totale passivité qui tout en se retranchant derrière la non violence systématique peut tomber dans la tolérance coupable face aux nombreuses injustices criantes dans le monde.
- Secundo, d’autre part, la volonté systématique de chercher à tout prix à faire triompher son bon droit réel ou prétendu, même par la violence portée par un cœur sec.
Heureusement, chères sœurs, chers frères, que nous nous laissons porter par la Grâce, car, nous le savons, la Grâce, telle est notre espérance, c’est la foi dans l’Amour que l’on reçoit sans même l’avoir méritée.
Amen
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