Lectures Bibliques : Galates 3,6-14 – Genèse 22,1-19
Prédication :
Celui qui n’a jamais connu le doute ne connaît rien à la foi. Et quand je parle du doute, je ne parle pas d’une coquetterie de l’esprit sceptique mi-caustique mi-désabusé qui réfléchit à la Normande « P’têt’ ben qu’oui, p’têt’ ben qu’non… faut voir, on sait jamais… » ou encore du vague débat d’opinions pour dîner mondain. Je ne parle pas non plus du doute méthodique et scientifique qui se fait un devoir de ne rien accepter qui ne soit démontré par l’expérience ou par la démonstration. Non je parle du doute existentiel profond, celui qui remet tout en cause et qui casse tout sur son passage. Je parle des sables mouvants qui vous absorbent inexorablement et vous font perdre pied. Je parle de « Nuit et Brouillard » d’Alain Resnais ou de « Crainte et Tremblement » de Soeren Kierkegaard. Je parle de la « nuit obscure de l’âme », cette expérience de désolation spirituelle évoquée par Jean de la Croix ou Thérèse de Lisieux. Je parle du doute du pasteur en chaire brutalement saisit par la question : « Et si tout ce que je suis en train de dire n’était au fond qu’un immense mensonge ? » Je parle du doute du moine Martin Luther confessant à son supérieur Staupitz qu’il ne croit plus en rien, qu’il ne sait même plus dire si Dieu existe mais qui ne se souvient que d’une seule chose : « J’ai été baptisé ! ». Je parle de l’expérience terrible du Dieu qui se cache dont parle le prophète Esaïe (Es 45,15). Je parle de Jésus lui-même qui, sur la Croix, pousse le cri des psaumes, lourd de reproches : Mon Dieu, mon dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Ps 22,2). Je parle du doute qui étreint Abraham qui s’est levé ce matin-là, la boule au ventre, pour aller sangler son âne, fendre les bûches de l’holocauste, préparer la pierre-à-feu et le grand couteau, réveiller Isaac, son fils, son unique, celui qu’il aime par-dessus tout, et qui, trois jours durant, va marcher sans pouvoir dire un mot tellement ce qu’il s’apprête à accomplir lui est incompréhensible et scandaleux. Et je réaffirme ici que celui qui n’a jamais connu le doute ne connaît rien à la foi. C’est à celui-là que Dieu s’adresse aujourd’hui par ma voix. A vous qui traversez ou qui avez, à un moment donné dans votre vie, traversé cette épreuve vraiment difficile. A tous ceux qui doutent, Dieu parle aujourd’hui.
Pour certains, le malheur qui s’abat constitue l’élément déclencheur. Il est difficile de quantifier la souffrance mais dans mon échelle de Richter des séismes personnels, je crois que la perte d’un enfant représente l’échelon ultime qui broie tout sur son passage. Je pense ici à Coralie et Geoffroy. Nul n’a autorité pour prodiguer des conseils sur ce qui pourrait aider ou sur ce qu’il faudrait faire pour se relever. A n’en pas douter, l’épreuve redouble de puissance destructrice par l’amour qui relie Abraham et Isaac, son fils, son unique, celui qu’il aime. Comme une torture qui appuie là où ça fait mal, le texte biblique insiste lourdement. Il ne s’agit pas seulement du fils unique qui porte sur ses épaules la promesse d’avenir pour toute la famille mais il s’agit essentiellement d’un amour blessé qui ne fait que grandir dans l’absence. Bien entendu que l’amour ne meurt jamais, comme le dit l’apôtre Paul aux Corinthiens (1 Co 13,8) : on ne cesse pas d’aimer ceux qui sont morts. Et la souffrance accompagne cet amour blessé. Et le fait qu’il soit unique ou qu’il y en ait plusieurs ne change rien à l’affaire : on ne remplace pas un enfant disparu. A n’en pas douter le malheur est la première source du doute.
Mais l’épreuve d’Abraham dévoile une autre source, sans doute plus puissante encore pour générer un doute radical. Parce qu’il est possible de garder la foi dans le malheur. Il est même possible de se relever du malheur par la puissance de la foi. A condition de sentir en soi la proximité du Dieu vivant, à condition de vivre cette présence comme bienveillante et bienfaitrice, à condition de découvrir que Dieu n’est pas « contre nous » mais bien « pour nous », de notre côté, qu’il est notre défenseur et pas notre adversaire. Qui dirait ici comme Job : Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris, que le nom du Seigneur soit béni (Job 1,21) ? Sept fois de suite, Dieu a promis à Abraham une descendance innombrable : Je ferai de toi une grande nation (Gen 12,2) Je rendrai ta descendance aussi nombreuse que les grains de poussière de la terre (Gen 13,16) Compte les étoiles si tu peux les compter : ainsi sera ta descendance (Gen 15,5) Je donne ce pays à ta descendance, depuis le Nil jusqu’à l’Euphrate (15,18) Je mets mon alliance entre toi et moi et je te multiplierai à l’extrême, je fais de toi le père d’une multitude de nations (17,2.6) Je bénirai Sara et d’elle aussi je te donnerai un fils : elle deviendra des nations (17,16) 7 fois de suite, Dieu promet, Dieu s’engage, Dieu donne sa Parole. L’insistance et la répétition font sens. Et là, d’un coup, sur un coup de tête, une lubie, le fait du Prince, il déciderait de reprendre sa Parole ? Est-ce que Dieu peut se contredire ? Serait-il possible qu’il devienne notre ennemi après avoir promis son alliance, son amour, sa présence tous les jours jusqu’à la fin du monde (Matt 28,20) ? Abraham fait l’expérience de l’incompréhensible, de l’absurde, du non-sens. Il ne comprend plus rien. Il ne voit pas comment c’est possible. Telle est l’expérience terrible vécue par Abraham : il découvre un Dieu qui lui a peut-être menti et qui lui veut peut-être du mal ? Dieu serait-il possiblement méchant ? Se pourrait-il qu’il puisse vouloir notre malheur ? Très vite les commentateurs juifs de la Torah ont senti le problème et ont essayé d’y répondre. Ainsi Rashi de Troyes, le grand rabbin du XIe siècle, commentateur de presque toute la Bible hébraïque, ne peut accepter que Dieu se contredise et affirme que c’est le diable qui a donné l’ordre à Abraham de sacrifier son fils. Mais déjà bien avant lui, le Talmud avait montré l’incohérence. Comment concilier l’ordre reçu par Abraham avec les commandements de la Torah ? Déjà dans l’Alliance avec Noé : Quiconque verse le sang de l’homme, par l’homme verra son sang versé, car à l’image de Dieu, Dieu a fait l’homme (Gen 9,6) Dans le Lévitique : Tu ne livreras pas l’un de tes enfants pour le faire passer au Moloch et tu ne profaneras pas le nom de ton Dieu (Lev 18,21 ; 20,2-5) Dans le Deutéronome : Il ne se trouvera chez toi personne pour faire passer par le feu son fils ou sa fille (Deut 18,10) Dénoncé par les prophètes comme Jérémie : J’ai vu qu’ils remplissent ce lieu du sang d’enfants innocents (…) cela je ne l’ai pas prescrit, je n’en ai pas parlé, je n’en ai jamais eu l’idée ! (Jer 19,5) Toute la Torah d’Israël dénonce les sacrifices humains et spécialement les sacrifices d’enfants comme une abomination devant l’Eternel. Alors, comment accepter que Dieu puisse se contredire ainsi en exigeant le sacrifice d’Isaac ? C’est non seulement insensé et absurde mais c’est surtout totalement immoral et injuste ! D’un point de vue éthique, il y a là quelque chose de véritablement scandaleux et révoltant, c’est ce que ressent toute personne sensée et équilibrée. Quel est celui qui peut accepter qu’on teste la foi d’un père en réclamant la mort de son fils ? Le psychanalyste Jean Bergeret le dénonce dans son livre sur « La violence et la vie » (Payot, 1994, p.134) : « Ce rituel (…) demeure expression de pure violence (…) Il n’est pas question ici de sentiments, ni bons ni mauvais, mais seulement de rapport de force et d’une puissance exercée directement (domination) ou indirectement (docilité obligeant à la protection en retour). » Que les hommes acceptent de sacrifier leurs enfants sur l’autel de leurs idoles comme la patrie ou le parti ou encore pour préserver leur niveau de vie (en refusant par exemple de prendre les décisions qui s’imposent pour protéger la planète), on le voit tous les jours et cela nous scandalise… Mais quand c’est fait au nom de Dieu, tout le monde est révolté et la colère gronde contre les religions qui exigent ce genre de pratique : on parle à juste titre de terrorisme, de radicalisation, de fanatisme. Nombreux sont ceux qui, dégoutés de la religion, deviennent athées voire antireligieux forcenés. Leur véhémence est à la hauteur du scandale ressenti. Il est de bon ton de dénoncer les dérives d’une laïcité qui cherche à exclure le religieux mais moi j’y vois une conséquence normale et salutaire face aux dérives religieuses. Le scandale est triple : à la fois logique (que Dieu demande de sacrifier le plus précieux de ses cadeaux), moral (que Dieu puisse demander à un homme de se faire meurtrier de son propre fils) et théologique (que Dieu devienne un inconnu incompréhensible, obscur et menaçant).
Est-il seulement possible d’échapper à l’épreuve qui monte en nous ? Voilà quelque chose qui se dévoile maintenant clairement : ce n’est pas tant Abraham que nous, lecteurs de cette histoire qui fait écho aujourd’hui, qui subissons l’épreuve avec lui. Ce récit nous entraîne avec lui et nous fait subir le même traitement. N’y a-t-il pas une véritable thérapie pour la foi du lecteur qui traverse toutes les émotions, toutes les révoltes, toutes les inquiétudes, tous les doutes, tous les désespoirs ? Allons-nous garder la foi où allons-nous la perdre dans cette épreuve ?
Tels Jésus à Gethsémanée cherchant à échapper à la coupe qu’il doit boire, il y a deux manières d’échapper à cette épreuve. On peut essayer de fermer les yeux et garder la foi du charbonnier. Credo quia absurdum disait Tertullien : je crois parce que c’est absurde. Je dirais que mes frères évangéliques se retrouvent plus ou moins sur cette manière de croire qui accepte sa part d’incompréhensible et qui préserve l’absolue souveraineté de Dieu. On peut aussi essayer de rationaliser le récit pour le rendre logique et moral pour expliquer sa généalogie, le replacer dans son contexte historique de l’Exil à Babylone, quand Israël croyait avoir perdu tout avenir. Credo ut intelligam répondait Augustin : je crois pour comprendre. Je pense que mes frères libéraux se retrouveraient plus ou moins sur cette longueur d’onde qui tente de rendre les choses intelligibles.
Dans ce débat, Kierkegaard se bat contre Hegel qui prétendait dépasser la foi et l’éthique par la philosophie systématique : Abraham apprend à perdre toute prétention à dépasser la foi par quoi que ce soit. A ses yeux, aucun système ne peut comprendre l’histoire d’Abraham. La raison ne peut pas enclore la vérité. Criminel au regard de l’éthique, Abraham devient chevalier de la foi en acceptant le sacrifice de ce qu’il aime le plus. À la différence du héros tragique qui sacrifie son bien le plus précieux pour servir l’intérêt général, le croyant n’agit pour aucun bien : il sacrifie sans témoin, sans objectif, sans raison, sans cause. Il renonce infiniment et il gagne infiniment. Kierkegaard parle de « suspension téléologique de l’éthique » : ça ne sert à rien parce que normalement un père doit aimer son fils ! La tentation serait de renoncer au sacrifice au nom de l’éthique. Alors Abraham est condamné au silence pour échapper à l’épouvante et à la réprobation. Il ne sert aucune noble cause. Il ne peut pas justifier son acte au général. La seule chose qu’il puisse dire, le seul mot qu’il puisse utiliser pour en rendre compte c’est celui d’épreuve pour exprimer ce qu’il ressent de crainte et de tremblement en suivant cette voie étroite. « Quel paradoxe énorme est la foi, un paradoxe qui peut transformer un meurtre en un acte sacré et agréable à Dieu, un paradoxe par lequel Abraham recouvre Isaac et que nulle pensée ne peut contenir, parce que la foi commence précisément là où s’arrête la pensée.[1] »
Je ne sais pas s’il faut trancher ce débat. Sans doute nous faut-il apprendre à articuler les deux démarches en ne sacrifiant ni la foi ni l’intelligence de la foi. Chacun trouvera son chemin dans l’épreuve d’Abraham. Mais je crois en tout cas que cette épreuve est salutaire. A tous ceux qui doutent, je forme le vœu que vous puissiez entendre la voix de l’ange venu arrêter le bras d’Abraham : Abraham ! Abraham ! N’étends pas ta main sur le jeune homme. Ne lui fais rien car je sais que tu crains Dieu… Voilà une première chose à toujours garder en mémoire : Dieu n’a pas besoin d’un mort pour se satisfaire. Il ne demande la mort de personne puisqu’il a donné son Fils pour que nous puissions vivre. Alors Abraham trouve le bélier et peut faire le seul et unique sacrifice de toute sa vie sur le mont Moriyya qui signifie « Le Seigneur voit », sur lequel le Temple de Jérusalem était construit. Le lieu du culte. Là où Dieu voit. Pour ma part, je ne sais pas toujours ce que Dieu veut de moi, mais je sais qu’il ne me veut pas du mal ! Alors, en attendant de comprendre, en attendant ce jour béni où je verrai face-à-face, ce jour où je connaîtrai comme j’ai été connu (comme le dit Paul dans la 1ère aux Corinthiens (1 Co 13,12), je vais au culte pour réentendre la promesse de Dieu : Je m’engage à te bénir et à faire proliférer ta descendance autant que les étoiles du ciel et le sable au bord de la mer. C’est en elle que se béniront toutes les nations de la terre parce que tu as écouté ma voix. Je peux réentendre cette parole qui me dit : Maintenant 3 choses demeurent : la foi, l’espérance et l’amour. Mais la plus grande des trois, c’est l’amour. (1 Co 13,13). Amen !
[1] S. Kierkegaard, Crainte et Tremblement, Payot-Rivages poche, p.106.
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