L’armistice vécu par une jeune paroissienne du St-Esprit

Le 12 novembre 1918 Violette  Daeschner écrit à ses parents à Lisbonne

Ma chère maman,

Comment vous dire ce que nous pensons et nous sentons depuis hier ! Dire qu’on ne se bat plus, qu’il n’y a plus cette barrière de fer qu’on sentait toujours là-bas. C’est la victoire, et quelle victoire. Qui l’aurait pensé au mois de juin dernier. Que de choses se sont passées depuis lors. Ici on s’attendait à ce que l’armistice soit signée et même vendredi le bruit que c’était fait a couru avec une étrange persistance. Samedi  nous avions déjeuné chez les Pichon et on s’attendait à l’armistice pour Dimanche ; les ministères avaient déjà reçu l’ordre de préparer les drapeaux. Nous avions les nôtres prêts, et déjà samedi on ne faisait que rencontrer des gens avec de gros paquets de drapeaux.

Lundi matin nous sommes allés en classe et à 11 moins 1/4 nous étions en récréation quand la cloche se met à sonner avec persistance. C’était Ella Fhulier qui avait su la nouvelle et venait de l’annoncer au collège. Vous pouvez penser quel bruit s’en suivit. Nous avons chanté la Marseillaise. Mais il a fallu rentrer en classe et le cours a repris. Mais je pensais bien à autre chose, j’ai pris mes notes plutôt machinalement et heureusement  je n’ai pas été interrogée. C’était si étrange de penser qu’après quatre ans la guerre est finie.
Les fenêtres étant fermées nous n’avons à peine entendu le canon. Mais c’est dès que nous sommes sorties dans la rue de Condé (qui est une rue tranquille) à 11h ¾ , qu’on sentait une atmosphère changée ; il y avait pas mal de drapeaux aux fenêtres, et les personnes qu’on rencontrait avaient l’air si heureuses et émues. Après une matinée brumeuse le ciel s’était éclairci et il faisait un temps magnifique (cela prête aux belles phrases).
Cela semblait si étrange, si beau, si émouvant, dans ces rues pavoisées de sentir que tout Paris se réjouissait ; ce n’était pas du tout bruyant dans notre quartier, mais tout le monde marchait plus vite, rayonnant. Je suis arrivée rue Vavin où Phil commençait à mettre les drapeaux.
L’après-midi, après avoir été au lycée voir s’il avait classe, il est allé à la statue de Strasbourg manifester. Il nous racontera cela. Tous les lycées y étaient. Dani avec quatre autres s’est accroché à l’auto de Clémenceau, qui se retournait de temps en temps pour les voir et leur a serré la main. Marcel est arrivé à entrer dans la cour de la chambre avec une quinzaine d’autres : Clémenceau quand il est sorti leur a fait un petit speech.

Hier je devais avoir classe à 4 heures : j’y suis allée ; mais on a supplié la maîtresse de donner congé, ce qu’elle a fait ; j’avais un autre cours à 5 heures donc je suis rentrée et j’ai aidé à attacher des drapeaux. Mais le professeur n’étant pas là à 5 heures précises nous sommes parties. Il parait que la foule sur les boulevards était quelque chose d’extraordinaire.

Après diné Phil et moi sommes allés faire une visite aux Sedoux et puisque nous avions congé aujourd’hui, je suis restée à coucher ici pour aller ce matin faire un tour dans Paris. Phil est rentré, et il a bien fait car ce matin Jacques est venu et ils sont sortis ensembles.

Ce matin je suis partie avec Tante, les cousines et deux de leurs amies pour la Concorde en passant par l’Étoile ; de là nous sommes allés à l’Opéra et à la Madeleine. Cette après-midi nous avons fait à peu près le même trajet en restant longtemps à la Concorde. C’est surtout cet après-midi qu’il y avait foule. Ce matin nous avons pu aller jusqu’à la statue de Strasbourg ; là nous avons vu arriver divers groupes de manifestants, les mutilés du Grand Palais, des Belges. Ils n’étaient pas très nombreux mais ils chantaient bien, surtout les Belges. Un groupe d’Américains se sont réunis autour d’un canon, du haut du quel un de leurs  (?) de l’œuvre de la Chaussée du Maine, n’a pas pu ; nombreux sont ceux dans le même cas. Nous avons vu l’orchestrel.  William est très content de son école.

Hier soir nous sommes allés avec Monsieur et Madame Baldairon (?) au St-Esprit où il y avait un Te Deum. Messieurs Allier, Gast (?), Viénot, Meyer ont parlé. C’était très beau, et surtout Monsieur Allier, qui avait comme texte : c’est ici la journée de l’Éternel – Allégresse, Reconnaissance – Le temple était plein ; nous avons vu les Seydoux, Tante Emma, Jacques. En rentrant nous étions avec les Allier, Phil a parlé à Jacques Allier, et j’ai dis bonjour à Ydelette.

Le travail a peut-être été un tout petit peu dérangé par tout ceci, surtout au moment des compositions ; mais j’ai eu de bonnes surprises. En littérature, pour cette composition que je croyais avoir si mal réussie j’ai eu 14, et je crois que je suis 1ère ; en latin je sui aussi 1ère, avec quelque chose comme 11 ou 12 (on ne nous les a pas encore remises) ; notre professeur m’a dit que j’arriverai ; je suis surtout contente parce que c’est encourageant.

Nous n’avons pas encore de nouvelles de Coppeaux (?); j’espère bien que ses lettres ne vont pas de nouveau ne pas nous parvenir.

Ici je crois que la grippe va tout  à fait en diminuant, surtout qu’il fait très sec et beau. J’espère qu’il en est de même à Lisbonne. Nous serons très contents de savoir tout ce que vous avez fait à Lisbonne pour fêter les événements : je pense qu’il y a beaucoup d’enthousiasme. Comment allez-vous ? Vous avez dû beaucoup trotter ces derniers temps, mais je pense que rien que les nouvelles vous ont fait beaucoup de bien. Et Minette ?

Je vous aime bien fort et pense bien à vous tous. Je vous embrasse de tout cœur, ma chère Mummy, mon cher Papa, et les deux Wiggies (?),

Violette

Un commentaire

  • Merci pour cette si belle lettre, que c’est bien écrit et émouvant ! Et tous ceux de ma génération peuvent rendre grâce de n’avoir jamais connu de guerre…

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