Église universelle : Réflexion sur le christianisme et le mystère d’Israël

Le texte ci-dessous a été rédigé par le Pasteur Serge Wuthrich à l’attention du Groupe des Dombes.

C’est un document de travail qui n’engage que son auteur. Mais il m’a semblé suffisamment intéressant pour que j’en demande le droit de le porter à la connaissance des lecteurs de la lettre paroissiale de l’Eglise protestante unie du Saint-Esprit.

Je remercie les co-présidents du groupe des Dombes de nous en avoir donné l’autorisation.

N.B. : Ce texte pourra paraître difficile à première lecture. Prenez le temps de le relire et n’hésitez pas à demander que nous prenions le temps de le relire « ensemble », un jour ou l’autre. La question du rapport entre Israël et l’Eglise ne peut nous laisser indifférents.

Jean-Arnold de Clermont

 

1 – Inéluctablement, notre réflexion sur la catholicité de l’Église rencontre, chemin faisant, le mystère d’Israël.

En effet, le « schisme originel » qui a séparé l’Église naissante de sa matrice synagogale a fait apparaître le christianisme comme en rupture avec une tradition, dont il est pourtant issu. Si l’on reconnaît aujourd’hui que « Jésus était juif et l’est toujours resté »[1], cela contredit une longue tradition qui s’efforçait de « déjudaïser » toutes les figures fondatrices : non seulement celle de Jésus, mais aussi celles de sa mère, du Baptiste et des premiers apôtres. Dans la même perspective, on présentait l’Église comme le « véritable Israël », seul dépositaire désormais des promesses de l’Alliance[2].

2 – La rupture inaugurale s’est accompagnée de ce discours auto-justificatif (« théologie de la substitution ») mais aussi de violences récurrentes envers les membres des communautés juives (verbales chez les Pères de l’Église, puis également physiques à partir du Moyen Âge), et cela a peut-être contribué à justifier au cours de l’histoire la lutte pour la suprématie entre confessions chrétiennes séparées, et les nombreuses exactions interconfessionnelles qui entachent l’histoire du christianisme (sac de Constantinople par les croisés en 1204, guerres de religion entre protestants et catholiques, etc.). Tout se passe comme si on reproduisait indéfiniment la posture exclusive du christianisme à l’encontre du judaïsme, elle-même récurrente depuis l’origine[3].

3 – Si la violence antijuive a culminé dans l’antisémitisme nazi, c’est paradoxalement la prise de conscience de l’énormité et de l’horreur de la Shoah qui a constitué pour les Églises chrétiennes une sorte d’électrochoc, les incitant à réviser radicalement leur antijudaïsme traditionnel. Cette repentance s’exprime dans une foule de gestes symboliques, de rencontres, de déclarations et de textes officiels qui engagent ces Églises de façon irréversible, et suscitent dans le monde juif un intérêt de plus en plus marqué. C’est ainsi que nous voyons naître et se développer un véritable dialogue entre chrétiens et Juifs, après des siècles d’ignorance, de mépris voire de haine de la part de la religion dominante[4].

4 – Dans ce nouveau contexte, comment penser la permanence d’Israël, c’est-à-dire d’un peuple qui reste l’objet d’un choix divin, partenaire d’une Alliance qui n’a jamais été révoquée[5] ? Un passage de l’épître aux Romains peut sans doute éclairer cette question. Paul y déclare en effet : « Je ne veux pas, frères, vous laisser ignorer ce mystère, de peur que vous ne vous complaisiez dans votre sagesse [cf. Pr 3,7] : une partie d’Israël s’est endurcie jusqu’à ce que soit entrée la totalité des nations… » (Rm 11,25). Dans cette perspective, l’ « endurcissement » d’Israël selon la chair, de la descendance physique d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, aurait un sens positif : il s’agirait de rappeler aux chrétiens qu’il reste « de l’autre », les renvoyant ainsi à l’altérité des nations auprès desquelles ils doivent témoigner de l’amour inconditionnel de Dieu. Cette défaillance de leur part leur interdit de se « complaire en leur propre sagesse » – comprenons : elle interdit à la catholicité de se replier sur elle-même, de s’ériger en idéologie close. La permanence d’Israël s’avère dès lors providentielle : elle rappelle l’inaccomplissement de la catholicité de l’Église.

5 – Dans le même temps la présence d’Israël, co-dépositaire des promesses de l’Alliance, rappelle également à l’Église, selon la vision ample et prophétique d’Éphésiens 2, que l’horizon eschatologique de cette Alliance doit être envisagé sous le signe de la réconciliation et la réunion de tous en un seul corps et un seul Esprit, avec le Père, le Dieu d’Israël[6]. La question de l’extension des bénéficiaires de l’Alliance doit donc tenir compte de cette présence à côté de l’Église, et requiert d’y articuler la prétention universelle de la catholicité ecclésiale.

 

[1] Notes pour une présentation correcte des Juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique, III, 12 (Document du magistère romain commentant le § 4 de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate  et daté de mai 1985).

[2] Le concept technique fréquemment utilisé de « supersessionisme » ne signifie pas le remplacement d’Israël par l’Église – ou la prétention de celle-ci à être maintenant Israël –, mais la possession exclusive par l’Église, depuis la destruction du deuxième Temple, de l’identité et des promesses de l’Israël canonique.

[3] Cette hypothèse de travail a été développée par le théologien protestant Fadiey Lovsky (12914-2015), notamment dans son ouvrage la déchirure de l’absence : essai sur les rapports entre l’Église du Christ et le peuple d’Israël, 1971.

[4] Pour un survol bref mais précis de ce nouveau paysage, cf. A. Massini, « L’état des dialogues entre Juifs et chrétiens » in : Juifs et protestants – Une fraternité exigeante (ouvrage collectif), éd. Olivétan, Lyon, 2015, pp. 73-95. Ce recueil reproduit en outre plusieurs textes de référence (catholiques, protestants, œcuméniques et juifs) qui illustrent et balisent ces avancées récentes. Parmi les textes parus depuis lors, signalons celui-ci : « Cette mémoire qui engage – Déclaration fraternelle de la Fédération protestante de France au Judaïsme, à l’occasion du 500e anniversaire de la Réforme » (4 décembre 2017).

[5] Selon l’affirmation du pape Jean-Paul II à Mayence, le 17 novembre 1980. Notons que l’entité nommée « Israël » est caractérisée par l’imbrication du spirituel et du politique, ce qui complexifie la question du fait de l’asymétrie des termes « juifs » et « chrétiens ».

[6] « Cette nouvelle humanité, ou cette nouvelle personne […] est une entité corporative […]. Ici, en Éphésiens 2, Juifs et Gentils qui ont été profondément divisés et ennemis, sont créés en une nouvelle personne. » Peter T. O’Brien, The letters to the Ephesians, Grand Rapids Michigan, W.B. Eerdmans, 1999, p. 200. Cf. Harold Hoehner, Ephesians: an exegetical commentary, Grand Rapids, Michigan, Baker Academic, 2002, p. 379. Andrew T. Lincoln, “The Church and Israël in Ephesians 2”, The Catholic Biblical Quarterly (1987) 49/4, pp. 605-624.

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