Lecture Biblique : Luc 15,11-32
Prédication :
Un homme avait deux fils… Y avait-il meilleure conclusion que cette parabole pour notre parcours d’étude biblique concernant les frères et les sœurs de la Bible ? Après Caïn et Abel, Jacob et Esaü, Léa et Rachel, Joseph et ses frères, Tamar et ses frères, Marthe et Marie, voici sans doute une des paraboles les plus commentées, les plus inspirantes. Et chacun des participants de se lancer dans une belle tirade concernant le pardon, la grâce, l’amour du père pour ses enfants. Belle unanimité… Et pourtant, je dois vous faire remarquer que ces beaux et grands mots sont totalement absents du récit et même du contexte. Nulle part, ni dans l’introduction, ni dans la conclusion, il n’est question de pardon, de grâce ou d’amour… De pharisiens qui murmurent contre Jésus parce qu’il mange avec des pécheurs, oui il est question au début du chapitre 15. De la joie qu’il y a à retrouver quelque chose qu’on croyait perdu, il est question aussi dans les 3 paraboles qui se suivent : un mouton perdu et retrouvé, une drachme perdue et retrouvée, un fils perdu et retrouvé… De cela il est question de manière explicite. Oui mais, c’est implicite me dit-on. Ah bon ? Est-ce vraiment pertinent de faire parler les silences de Jésus et de taire ce qu’il dit de manière explicite ? Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé mon mouton, qui était perdu ! Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la drachme que j’avais perdue ! Il fallait bien faire la fête et se réjouir, car ton frère que voici était perdu et il a été retrouvé ! A chaque fois il est question de faire la fête et de se réjouir à l’occasion de retrouvailles. C’est de cela dont il est question dans l’Evangile : de retrouvailles et de joie. Faites une pause une seconde dans votre écoute et, comme le fils cadet de la parabole, faites l’effort de « rentrer en vous-mêmes » pour vous demander quelle a été la plus grosse perte de votre vie ? Quelle est la chose ou la personne la plus importante que vous ayez perdue ou même que vous ayez eu peur de perdre ? (…) Voilà, vous l’avez en tête ? Alors essayez d’imaginer l’immensité de la joie que vous allez ressentir quand vous aller retrouver celui ou celle que vous avez perdu : essayez de laisser parler votre cœur, votre émotion, ce pincement au cœur, ces larmes qui montent, cette boule au ventre, cette joie intérieure qui monte et qui vous submerge. Alors vous êtes en train de connaître quelque chose de l’Evangile.
Voilà l’expérience que Jésus essaie de nous faire vivre en nous racontant cette parabole. Il va nous prendre par la main pour que successivement nous puissions nous identifier d’abord au fils cadet pour nous entraîner à ressentir la morsure de la perte, puis au père pour que nous fassions l’expérience de la joie des retrouvailles pour enfin nous entraîner à comprendre les revendications du fils aîné pour que nous prenions conscience de ce qui pourrait nous bloquer dehors, nous laisser étrangers à cette joie imprenable de l’Evangile.
Acte 1, le fils cadet. On ne sait rien de ses motivations. Les faits sont exposés d’une manière presque brutale, neutre, sans commentaire, sans jugement moral. Il prend, il part, il perd, il se perd, il meurt. Il nous entraîne avec lui dans une lente descente aux enfers. La rupture avec le père dont il réclame la mort anticipée, le départ dans une contrée lointaine avec toutes ses affaires, la vie misérable, détestable, sans espoir, qui ne peut être sauvée, dit le texte en grec. Il perd tout : son salut en vivant comme un désespéré, sa liberté en se vendant à cet étranger, sa pureté et son honneur de juif en allant garder des cochons, jusqu’à sa capacité à réagir en n’osant même pas voler les caroubes données aux cochons, et même sa vie : de faim je meurs, se dit-il. On le suit, pas à pas, dans sa chute inexorable. Et plus il s’enfonce, plus il nous entraîne avec lui, plus nous ressentons de l’intérieur ce qu’il ressent, plus nous nous sentons en lien avec lui. C’est exactement ce qui se passe quand on entend les témoignages des migrants de l’Aquarius ou quand on regarde les vidéos de ces enfants migrants arrachés à leurs parents dans des prisons américaines. C’est une chose de réfléchir la tête froide à la géopolitique de la migration et c’en est une autre d’entendre la voix et de voir de ses propres yeux ce qui peut se passer dans un camp de migrants, sur un bateau de fortune ou dans un centre de rétention. Ecouter leur témoignage nous rapproche de ce qu’ils ont pu vivre et nous le ressentons de l’intérieur. C’est ce qui se passe avec le fils cadet, suscitant notre empathie parce que nous nous projetons dans son histoire, nous nous identifions à ce qui lui arrive. De savoir qu’il est le plus petit instaure déjà une sorte de connivence. Sa rupture avec son père ? Une transgression normale, se disent tous les parents qui ont un jour affronté l’adolescence de leurs enfants. Tout au plus, une revendication de liberté, pensons-nous. Par contre, la perte radicale, le manque absolu, la famine et la solitude ne font qu’accroître notre empathie, suscitant en nous un sentiment de compassion pour son malheur. Et quand il rentre en lui-même pour réfléchir aux conséquences de ses actes, son humilité finit de plaider en sa faveur. Alors, quand il parle de rentrer, il parle de résurrection : Ressuscité, je vais aller devant mon père… On se reprend à espérer avec lui, à l’encourager presque : « Oui, vas-y, relève-toi. Va, tu verras, ça se passera bien. Ton père ne peut pas ne pas t’accueillir. Tous les pères font ça. C’est normal. Le contraire serait incompréhensible. » Oui c’est vrai, tous ceux qui entendent la parabole sont amenés à cette conclusion de bon sens : le père doit lui pardonner, c’est son devoir de père de l’accueillir quoi qu’il ait fait. C’est un acquis, une sorte d’évidence dans la compréhension intuitive que nous avons de Dieu : le pardon, la grâce, la miséricorde et l’accueil du pécheur repenti… Est-ce là le cœur de la parabole ? Non bien sûr : il n’est nul besoin de s’appeler Dieu ou Jésus pour ressentir la nécessité d’accueillir celui qui demande pardon. Tout le monde pense comme ça, pas besoin d’être chrétien pour ça : Quel père parmi vous, si son fils lui demande un poisson, lui donnera un serpent au lieu d’un poisson ? Ou s’il demande un œuf, lui donnera-t-il un scorpion ? (Luc 11,11-13). La compassion pour les blessés de la vie, l’exigence de justice et l’importance du pardon, tout cela est important voire essentiel. Mais ce n’est pas encore l’Evangile. Il faut faire un pas de plus.
S’ouvre alors l’acte 2 avec, comme personnage principal, le père. Comme nous nous y attendions, il joue parfaitement son rôle de père, les bras grand-ouverts pour accueillir celui qui s’est fait mal en voulant « faire ses expériences » comme le dit l’expression populaire. A mon avis, son enthousiasme va même bien au-delà de ce que nous attendions et le contraste est grand avec la totale passivité avec laquelle il avait accueilli la demande d’héritage anticipé du fils cadet. Souvenez-vous : il n’a même pas essayé de discuter, de comprendre, de retenir son fils. Donne-moi la part d’héritage qui doit me revenir… Et le père partagea sa vie entre eux. Il leur a donné sa vie, dit-le texte grec utilisant le mot bios. Remarquez qu’il a fait le partage entre les deux fils et donc, que le fils aîné a aussi reçu sa part. On peut donc en déduire que le père a donné tout ce qu’il avait. Il n’a donc plus rien qui lui appartienne en propre. Ce faisant, dit la parabole, c’est sa vie elle-même qu’il a remise entre les mains de ses fils. Contrairement à ce qui doit être, ce ne sont pas les fils qui dépendent du père pour vivre, mais l’inverse. Image spirituellement étonnante du père qui dépend de ses fils pour vivre. Que faut-il comprendre ? Que Dieu n’existe dans notre vie que si nous lui en laissons la possibilité ? N’est-ce pas en fait ce qui se passe dans la réalité ? La plupart d’entre nous a préféré « tuer le père » comme disent les psys et, de fait, le Père n’a pas discuté, n’a pas cherché à retenir, à garder pour lui. « Mon Dieu, dit Jésus, n’est pas comme votre dieu qui cherche à vous maintenir dans l’enfance, dans la dépendance, dans la soumission, dans l’obéissance servile, tenant bien fermement les reines du pouvoir entre ses mains. Ce pouvoir, cette vie, il vous l’a donnée. Mon Dieu a accepté de donner tout ce qu’il avait pour que vous puissiez vivre par vous-mêmes. Comme une perle de grande valeur trouvée et pour laquelle le marchand a tout donné (Matthieu 13,45-46). Désormais il ne dépend que de vous de lui laisser une place dans votre vie. » Et désormais le Père attend, scrutant l’horizon, espérant contre toute espérance, croyant contre toute attente au retour possible de son fils bien-aimé. « Miracle, une humaine apparition » fait dire Raymond Devos dans un de ses sketches mettant en scène Dieu qui prie dans son église vide, doutant de l’homme comme l’homme avait douté de lui, « Il y a tellement longtemps que je n’en ai pas vu dans mon église que je croyais que c’était une vue de l’Esprit… »
Alors quand le fils perdu est retrouvé, le Père laisse exploser une joie à la mesure de sa perte. Et l’on découvre que si le Père a livré sa vie entre les mains de ses fils, il n’a pas perdu l’essentiel. Il a gardé intacte sa capacité d’émotion, de ressenti, d’être touché par tout ce qui nous arrive : il est ému, il court, il se jette à notre cou, il nous étreint, il nous embrasse. Il a aussi gardé intacte son autorité : pas moins de 7 verbes à l’impératif tombent sur les serviteurs : Apportez vite la plus belle robe et mettez-la-lui ; mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds. Amenez le veau engraissé et abattez-le. Mangeons et faisons la fête ! Il n’est plus temps pour les paroles, les explications, les justifications, les excuses, les pardons, les culpabilités. Le Père arrête les discussions inutiles : ce ne sont que des faux-débats qui nous éloignent de l’Evangile, des atermoiements qui obscurcissent la vérité : le statut de fils ne peut pas se perdre. Il ne se mérite pas, il est. C’est tout. Tu es mon fils bien-aimé, en toi j’ai mis toute ma joie ! (Luc 3,22) Ce faisant, le Père dévoile ce qui, à ses yeux, est le plus important, le plus urgent, ce qui ne peut plus attendre, son projet pour nous, pour lui : Mangeons et faisons la fête, car mon fils que voici était mort et il est ressuscité ; il était perdu et il a été retrouvé ! Et ils commencèrent à faire la fête. Voilà ce qui est urgent à ses yeux : que nous fassions la fête, par la joie des retrouvailles. On a suffisamment perdu de temps à nous laisser dévorer par ce qui nous restreint, nous contraint, nous diminue. Voilà l’Evangile selon Jésus : que nous ressentions la joie immense qu’il y a dans les retrouvailles de ce que nous pensons perdu. Que le culte soit vécu comme une fête qui s’entend depuis l’extérieur comme lorsque le fils aîné rentre des champs et qu’il entend la musique et les danses. Et pour le Père, c’est une urgence, une nécessité, un commandement : il fallait faire la fête et se réjouir ! Il donne des ordres et il n’entend pas perdre une minute de plus. « Voici mon commandement nouveau : faîtes la fête et réjouissez-vous ! » dit Jésus aux pharisiens qui maugréent parce qu’il ose manger avec des pécheurs. Faîtes la fête et réjouissez-vous ! C’est un art de vivre et une manière de regarder le monde à partir du sentiment de gratitude et de joie né dans les retrouvailles de ce qu’on croyait perdu. « Je croirai en votre Dieu quand vous aurez des têtes de ressuscités » disait Nietzsche !
Mais il ne suffit pas de vouloir se réjouir, encore faut-il pouvoir, être en capacité de… Ce serait le comble de se sentir coupable de ne pas réussir à se réjouir. Surtout, ne pas faire semblant : rien n’est plus pathétique qu’une joie sur-jouée, rien n’est plus triste qu’une fête où l’on fait semblant de s’amuser, rien n’est plus choquant que cette société du spectacle et du divertissement, fondée sur l’art de détourner le regard de la réalité. Panem et circences disaient le poète latin Juvénal. Toutes les tragédies humaines deviennent invisibles et inaudibles pendant la coupe du monde : les enfants arrachés à leurs parents à la frontière mexicaine, les bateaux de migrants à la dérive en Méditerranée, les chrétiens persécutés en Irak et en Syrie, la guerre menée par l’Arabie Saoudite au Yémen… C’est ici que nous entrons dans l’acte 3 de notre parabole. Après la descente aux enfers du fils cadet, après la joie formidable du père qui retrouve celui qui était perdu, le retour du fils aîné va nous ramener les pieds sur terre : de l’incapacité de se réjouir.
Autant tout a été fait pour nous amener à compatir aux déboires du fils cadet, autant, par contraste, par effet miroir, le fils aîné endosse le mauvais rôle dans la parabole : sa jalousie éclate au grand-jour, son égoïsme se révèle enfin, il tombe le masque du fils bien obéissant et son étroitesse d’esprit en font un personnage négatif, un contre-modèle. Et pourtant, c’est lui qui va nous permettre d’entrer dans la joie en nous dévoilant son principal obstacle. Le fils aîné nous dévoile comment fonctionne une société fermée sur elle-même. Tout son discours est construit jusqu’à la caricature sur la comparaison avec son frère et l’opposition entre lui/moi, nous/eux, dehors/dedans, toujours/jamais… Il s’est construit sur une logique de justice et de reconnaissance : « C’est mon droit ! » clame-t-il avec force. Voilà l’obstacle nommé, pointé, révélé, dévoilé : le fils aîné construit sa joie à partir de la reconnaissance de son droit, comme une récompense méritée par son travail. Il fait de la joie une question de justice et d’équité et il se trompe. Toi mon enfant tu es toujours avec moi, répond le père plein d’affection, tout ce qui est à moi est à toi puisque je t’ai donné la moitié de ma vie comme à ton frère, le problème n’est donc pas dans l’équité, dans la justice, dans ce qui te revient… mais il fallait faire la fête et se réjouir c’est une nécessité et non un devoir parce que ton frère que voici était mort et il est ressuscité, il était perdu et il a été retrouvé. Le retour de ton frère ne te retire rien parce que la vie n’est pas un gâteau que l’on partage et dont il faut évaluer l’équité des parts. Ta quête de justice ne te procurera jamais la joie parce qu’elle ne fait que comparer, soupeser, évaluer, mesurer, distribuer, répartir équitablement. La source de ta joie n’est pas en toi, dans ta vie, dans ta réussite, dans ton obéissance, dans ce qui t’arrive de juste ou d’injuste, dans ce que tu as, ce que tu pourrais avoir, ce que tu voudrais avoir. Tout cela ne peut que faire obstacle, écran, occasion de comparaison et de mécontentement. Seul ton frère que voici peut t’apporter la joie. Tu seras heureux le jour où tu pourras trouver chez lui la source de ta joie. Regarde autour de toi, la joie ne vient pas de toi mais de celui qui est assis à côté de toi. Voilà la vérité. Parole d’Evangile. Amen.