Lecture Biblique : Deutéronome 8, 7-20
Prédication :
Un refrain comme interpellation pour aujourd’hui. C’est ce que nous avons entendu clairement dans notre étude biblique de vendredi soir : Prends bien garde de ne pas oublier… Alors tu deviendras orgueilleux au point d’oublier… Souviens-toi… Si tu oublies…
Il y a devant nous, dit le Deutéronome, un combat à mener entre mémoire et oubli. Je lance cette question pour vous aujourd’hui : que faudrait-il donc, selon vous, ne surtout pas oublier ? Pourquoi ? En quoi est-ce déterminant pour l’avenir ? Et a contrario, comme je le faisais remarquer dans ma méditation, ne faudrait-il pas justement faire un tri sélectif en choisissant soigneusement ce que nous voulons conserver de l’expérience que nous venons de traverser et ce qu’il faudrait au contraire oublier, laisser derrière nous, pardonner, enterrer et n’en plus parler ?
Et le Deutéronome de dramatiser l’enjeu : Si tu oublies… je vous avertis solennellement aujourd’hui que vous disparaîtrez complètement ! Ce serait donc un combat à la vie et à la mort ? Y croyons-nous vraiment ? Pensons-nous que notre survie est en jeu ? J’ai pu raconter vendredi soir le contexte historique qui a donné naissance à ce livre du Deutéronome, dernier des 5 livres de la Torah et premier des livres dit deutéronomistes qui de Josué au 2ème livre des Rois racontent l’histoire d’Israël depuis la conquête de la terre promise par Josué jusqu’à sa perte après la destruction de Jérusalem par les Babyloniens. L’enjeu pour lui c’est d’expliquer pourquoi et comment le peuple chéri par Dieu a pu perdre tout ce que Dieu lui avait donné : la liberté, son Alliance, la Terre Promise, le Temple et le roi. Les Deutéronomistes font œuvre de mémoire pour raconter toute l’histoire d’Israël et expliquer pourquoi il a tout perdu. Et Moïse avait prévenu dès le début : Écoute, Israël : Le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être et de toute ta force. Les paroles que je te donne aujourd’hui demeureront sur ton cœur. Tu les répèteras à tes enfants ; tu en parleras quand tu seras assis chez toi ou quand tu seras en route, quand tu te coucheras ou quand tu te lèveras. Tu les attacheras sur ton bras et sur ton front, tu les écriras sur les montants de porte de ta maison et sur les portes de tes villes (Dt 6,4-9) ! N’oublie pas ! Et juste avant de mourir, Moïse le répète une dernière fois : Oui je vous avertis solennellement aujourd’hui, les cieux et la terre m’en sont témoins : je place devant toi la vie et la bénédiction d’une part, la mort et la malédiction d’autre part. Choisis donc la vie et tu vivras, toi et ta descendance. Aime le Seigneur ton Dieu ! Écoute sa voix ! Reste-lui fidèlement attaché. Alors tu vivras et passeras de longues années dans le pays que le Seigneur a promis de donner à tes ancêtres Abraham, Isaac et Jacob (Dt 30,19-20).
Pour le Deutéronome, ce n’est pas un enjeu politique ou éthique et encore moins une question de bien-être, c’est une question spirituelle qu’il martèle 4 fois de suite dans notre texte : Prends bien garde de ne pas oublier le Seigneur ton Dieu… Alors tu deviendras orgueilleux au point d’oublier le Seigneur ton Dieu… Souviens-toi que c’est le Seigneur ton Dieu qui te donne les forces nécessaires… Si tu oublies le Seigneur ton Dieu, si tu rends un culte à d’autres dieux… alors vous disparaîtrez complètement. Et le Deutéronome explique en détail le mécanisme quasi inéluctable de l’oubli de Dieu : Tu vas entrer dans un beau pays et tu n’y manqueras de rien… alors tu remercieras le Seigneur ton Dieu. Une petite prière pour dire merci. Normal. Mais immanquablement tu vas oublier d’écouter sa Parole (qui lit encore la Bible aujourd’hui ?), alors tu deviendras orgueilleux au point d’oublier le Seigneur ton Dieu… tu penseras que tu as atteint la prospérité par toi-même (qui se souvient de Dieu dans sa vie professionnelle ou dans la vie économique ?) Bref, tu vas te persuader que tu t’es fait tout seul et, à partir de là, tu vas adorer et servir d’autres dieux. Dieu n’étant plus à sa place de Dieu, quelque chose d’autre viendra prendre sa place. C’est un mécanisme qui fonctionne tout seul.
En juillet 44, depuis sa prison militaire de Tegel à Berlin, le pasteur Dietrich Bonhoeffer décrit parfaitement ce mécanisme : « Le monde est devenu majeur, il a acquis une certaine autonomie, une autosuffisance dans de nombreux domaines, et ce, de manière irréversible. Le monde a appris à venir à bout de toutes les questions importantes sans faire appel à “l’hypothèse Dieu”. Cela va de soi dans les questions scientifiques, artistiques et même éthiques, et personne n’en doute ; depuis environ cent ans, ceci est de plus en plus valable pour les questions religieuses elles-mêmes ; il apparaît que tout va sans Dieu aussi bien qu’auparavant. Tout comme dans le domaine scientifique, Dieu, dans le domaine humain, est repoussé toujours plus loin hors de la vie ; il perd du terrain. »
Pour comprendre comment fonctionne l’oubli, Paul Ricœur propose 4 pistes.
- D’abord, il remarque que l’oubli fonctionne principalement par effacement des traces. La mémoire est comme effacée ou peut-être plus simplement ensevelie : Tu auras de quoi te nourrir abondamment, tu construiras et habiteras de belles maisons. Toutes tes possessions – troupeaux, argent, or – augmenteront. Alors tu deviendras orgueilleux, au point d’oublier que le Seigneur ton Dieu t’a fait sortir de l’esclavage d’Égypte. La prospérité suscite l’amnésie parce que l’abondance éveille une angoisse devant l’impossibilité de faire un choix. Apparaît l’envie de garder pour soi pour préserver ce que l’on a. Le plein réveille un fantasme de totalité et de toute-puissance et avec lui un esprit de jalousie et de comparaison. A l’inverse le manque contraint à se tourner vers l’extérieur, vers l’autre et suscite le désir. Ainsi « je » deviens acteur de ma vie en découvrant que j’ai besoin de l’autre. Du manque naît l’interdépendance, le lien, l’alliance, la coopération, la politique au sens noble du terme.
- Il peut aussi y avoir une sorte de blocage psychologique. Ce que Ricœur appelle la « mémoire empêchée ». Il s’agit d’un mécanisme de refoulement, d’enfouissement et de dénégation. Tu penseras alors que tu as atteint la prospérité par toi-même, par tes propres forces. Il y a comme un point aveugle que ton cerveau refuse de voir et qui demande tout un travail de guérison de la mémoire.
- Il faut également parler de ce qu’il faut bien appeler une « mémoire manipulée », jouet d’une stratégie de légitimation d’un pouvoir en place (qu’il soit idéologique, politique ou médiatique). Ce que le Deutéronome appelle rendre un culte à d’autres dieux, que vous les adoriez et les serviez. Cette mémoire manipulée appelle un véritable travail de libération, d’arrachement.
- Enfin, Ricœur évoque la « mémoire obligée » en prenant l’exemple de l’amnistie qui exige d’oublier la faute commise. C’est aussi par exemple le principe de l’Édit de Nantes qui refusait qu’on évoque les persécutions et les souffrances du passé. Quand l’État se met à édicter l’histoire officielle (génocide arménien, shoah ou guerre d’Algérie…) mais aussi refuse d’enseigner le fait religieux à l’école ou expulse l’expression de la foi dans l’espace public au nom de la laïcité.
Face à ce qui fabrique de l’oubli, le travail de mémoire devient un combat contre nos propres mécanismes de défenses psychologiques autant que pour nous protéger ou nous délivrer des pressions, contraintes et manipulations subies. Pour ne pas disparaître, souviens-toi ! répète inlassablement l’Ancien Testament plus de 169 fois… Souviens-toi d’abord de l’Alliance, du contrat que Dieu a conclu avec tes ancêtres. Il y a là un engagement réciproque, une parole donnée, une promesse qui tient et qui nous lie l’un à l’autre.
Il y a d’abord un engagement de Dieu à se souvenir de nous. Permettez-moi de partager un souvenir personnel. Quand ma première femme m’a mis à la porte, je me suis trouvé seul à Montpellier travaillant comme infirmier de nuit et étudiant à la faculté de théologie la journée. J’ai eu la surprise de voir débarquer à l’improviste mon professeur d’AT, le pasteur Daniel Bourguet : « Je sais que tu vis quelque chose de difficile et je n’ai qu’une chose à te dire : le Seigneur a promis d’être avec toi tous les jours jusqu’à la fin du monde (Mt 28,20). Alors tu peux te permettre de lui rappeler qu’il est temps qu’il tienne sa promesse. » Et il est parti. Nous n’en avons jamais reparlé mais cette parole a suffi à me remettre en route. C’est la même promesse qui a ouvert notre culte : Jérusalem disait : “Le Seigneur m’a abandonnée, mon maître m’a oubliée.” Mais le Seigneur répond : “Une femme oublie-t-elle le nourrisson qu’elle allaite ? Cesse-t-elle d’aimer l’enfant qu’elle a porté ? À supposer même qu’elle l’oublie, moi, je ne t’oublie pas : j’ai ton nom gravé sur les paumes de mes mains.” (Is 49,14-16)
Dieu se souvient de nous. A nous de tenir notre part du contrat. Je ne parle pas ici de nous souvenir de l’existence de Dieu. On se moque totalement de croire ou de penser qu’il y a un dieu qui existe – ou pas. Dieu n’est ni un concept ni une hypothèse théorique concernant un être divin, un souffle vital, une énergie cosmique ni même un amour universel… Ce ne sont là que des constructions mentales qui tentent de nous rassurer. Prends bien garde de ne pas oublier le Seigneur ton Dieu… fait au contraire appel directement au réel, à l’expérience, au vécu personnel, à l’histoire des hommes. Laisse tomber toutes les idées que tu te forges sur Dieu et retrouve la trace de sa présence, la marque de son passage, le souvenir de son action aux instants décisifs de ton existence. Se souvenir de Dieu signifie qu’il n’y a d’accès à Dieu que dans notre histoire. Et c’est pour cela qu’il faut en appeler au travail de la mémoire et non à celui de l’élaboration intellectuelle. Toutes les pratiques religieuses – les rites, les cultes, les liturgies, les sacrements baptême et sainte cène – ne font qu’essayer de dire cette histoire commune qui nous lie et de raconter la présence de Dieu dans notre existence. Voilà ce qui nous manque terriblement aujourd’hui à nous qui sommes privés de ces célébrations. Alors heureusement nos échanges, nos partages et nos cultes interactifs sur le net nous aident à nous souvenir ensemble de la présence de Dieu dans nos vies. Et quand nous partageons sur le chat, cette histoire commune redevient vivante par le récit que nous en faisons.
Il n’est absolument pas question de faire une lecture théologique de l’histoire et de voir la main de Dieu à la manœuvre dans les événements que nous avons vécus. Je pense ici à celles et ceux qui poussent un soupir de soulagement en se disant « Grâce à Dieu, j’ai été sauvé du COVID »… Comme si Dieu avait sauvé certains et abandonné d’autres. Comme s’il était possible de mesurer les bénédictions de Dieu à la réussite financière comme l’ont cru certains calvinistes flattés par une lecture trop rapide de « L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme » de Max Weber ou comme le croient encore certains apôtres cyniques et corrompus d’une théologie de la prospérité.
Pour ma part, l’appel à faire mémoire du passage de Dieu dans notre vie ne nous décharge pas mais, au contraire, inspire notre responsabilité pour agir. Non pas en donneurs de leçon qui pointent les coupables comme on a pu le lire dans la presse y compris protestante. Non pas non plus en s’échappant du réel pour fuir dans un arrière-monde spirituel bien douillet. Se souvenir et garder une place pour Dieu dans notre vie, c’est garder une place pour l’Autre qui n’est pas moi, pour l’absolu qui ne m’appartient pas, pour la limite que je n’ai pas choisie, pour le manque que je ne veux pas mais qui m’est nécessaire pour vivre. Il s’agit de se souvenir des belles choses pour réapprendre à dire merci à Dieu. Une manière de sauver le monde de l’ingratitude et de l’insatisfaction permanente de nos contemporains pour qui tout est dû. Il s’agit d’apprendre à rester en éveil, attentifs à ne pas laisser s’effacer ces traces précieuses qui nous montrent que nous ne sommes pas seuls. Il s’agit de rester vigilants pour ne pas nous mettre à genoux devant les faux dieux qui pullulent. Rester disponibles pour Dieu, disponibles pour l’autre parce que dé-préoccupés de notre propre sort. Souviens-toi que c’est le Seigneur ton Dieu qui te donne les forces nécessaires…
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