Ré-apprendre la limite

Lectures Bibliques : Exode 34,1-10 et 27-35

Prédication

Ainsi Dieu nous échappe. C’est une réalité que beaucoup de croyants refusent. Mais c’est la vérité et nous le devons à Moïse. Moïse descendant du Sinaï porte les tables de la Loi comme un trésor sans prix. Il tenait les deux tablettes de pierre, gravées de chaque côté, où étaient inscrits les commandements de Dieu. Ces tablettes étaient l’œuvre de Dieu, écrites de la main même de Dieu. (Ex 32,15) Rendez-vous compte : écrites de la main même de Dieu ! Il était donc possible d’avoir un accès direct à la volonté de Dieu ? Savoir ce qu’il veut, ce qu’il cherche, ce qu’il demande, ce qu’il exige de nous ? Mais… Dès qu’ils arrivèrent près du camp, Moïse aperçut le veau et des gens qui dansaient. Il se mit en colère, il jeta les tablettes de pierre qu’il tenait et les fracassa au pied de la montagne. Il s’empara de la statue qu’ils avaient faite et la jeta dans le feu. Puis il réduisit en poudre fine ce qui restait, et mit cette poudre dans de l’eau qu’il fit boire aux Israélites. (Ex 32,19ss)

Ce n’est pas un accident. La colère de Moïse n’est pas due à une idolâtrie (nous savons que YHWH était vénéré sous la forme d’un veau et Aaron n’a pas cherché à résister à la demande du peuple). Mais en regardant ce peuple qui danse devant la statue de YHWH, Moïse prend conscience du danger majeur qui se profile. Quelque forme que cela prenne. Que ce soit une statue, une tablette écrite de sa main, une hostie, une Bible ou un Coran… Il fallait briser les tablettes. Il fallait réduire le veau d’or en poussière. Désormais Dieu se retire : Que personne ne monte avec toi et qu’on ne voie personne dans toute la montagne. Il ne reste que les mots écrits de la main de Moïse sur les nouvelles tablettes. Il reste aussi la nécessité de passer par des intermédiaires, des médiateurs, des passeurs… pour accéder à la Parole de Dieu. D’ailleurs Moïse vient prendre la place du veau d’or et en descendant de la montagne, son visage rayonnait (comme l’or) et désormais on le représentera portant les cornes du taureau.

 

Dieu nous échappe et nous n’avons désormais pas d’autre choix que d’essayer de discerner, interpréter, discuter, réfléchir… et tâtonner, nous tromper, trahir certainement, et le plus souvent accepter de ne pas savoir. C’est ici que prend tout son sens le fameux verset de Rm 12,2 : Ne vous conformez pas au monde moderne mais soyez transfigurés par le renouvellement de notre intelligence, pour discerner la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréé et parfait.

Il y a entre lui et nous une limite infranchissable. Et nous n’aimons pas les limites. C’est même un problème majeur qui concerne l’ensemble de l’humanité. Nous n’aimons pas les limites. L’argent, le savoir, le pouvoir, la vie, Dieu… quel que soit le domaine, nous voulons TOUT.  Que ce soit par insouciance coupable, par égoïsme sourd aux cris des autres, par vue courte qui garde le nez sur l’immédiat, par avidité insondable et irrépressible, par peur panique de manquer ou de mourir, par calcul cynique d’intérêts particuliers… que sais-je encore, le refus des limites s’impose comme un mal structurel de l’humanité qui n’a rien de spécifique à notre temps. C’était vrai après mai 68 (« il est interdit d’interdire ») comme au temps de la Tour de Babel (Construisons une tour qui touche le ciel, ainsi nous serons célèbres – Gn 11,4) ou de l’apôtre Paul quand il prévient les Corinthiens d’un lumineux : Tout est permis mais tout n’est pas utile… (1 Co 10,23). C’est d’autant plus vrai aujourd’hui qu’on s’approche dangereusement de l’effet de seuil qui fait basculer l’humanité du côté de l’irréversible et du tragique. Le mathématicien René Thom décrivait ainsi ce qu’il appelait la théorie des catastrophes, quand d’infimes changements quantitatifs, par eux-mêmes insignifiants, provoquent brutalement un changement qualitatif, une rupture de plan, un basculement catastrophique au sens propre du terme. Et le philosophe Jean-Pierre Dupuy de poser la question : Comment est-il possible que nous refusions obstinément de croire ce que nous savons déjà de manière scientifique ? Pourquoi refuser de voir les faits en face ? « Il nous faut apprendre à affronter la catastrophe, à ne plus l’imaginer dans un futur improbable mais à la penser au présent. Et pourtant nous refusons de croire à la réalité du danger, même si nous en constatons tous les jours la présence. C’est au caractère inéluctable de la catastrophe et non à sa simple possibilité que nous devons désormais nous confronter.[1] » La réponse est simple : par refus des limites. Sans doute faudrait-il dire par refus de LA limite, par principe.

Et pourtant elle est structurellement nécessaire à l’advenue et à la construction de l’humain.

  • Parce qu’avant l’humanité, la loi de la jungle consacre le struggle for life. « Que le plus fort gagne ! » Et tant pis pour les faibles, les vulnérables, les fragiles, les trop jeunes ou les trop vieux… Konrad Lorenz affirmait que l’animal compense la faiblesse de ses moyens par la force de son agressivité. Mais c’est dans la découverte de ses manques que l’humanité s’arrache à l’animalité.
  • Et c’est un apprentissage douloureux que celui de la finitude, la reconnaissance d’un « ce n’est pas possible » et la nécessité de traverser la blessure narcissique occasionnée par cette prise de conscience qui vient brider notre volonté de puissance.
  • Normalement la peur constitue un frein non négligeable pour poser des limites. Le « ce n’est pas possible » se complète d’un « tu n’as pas intérêt à » … parce que c’est dangereux pour toi. Regarde et fais attention où tu mets les pieds sinon tu vas mourir !
  • D’ailleurs c’est dans cet instinct de survie que naît le Sacré comme source d’une limite qui nous échappe. Le Sacré impose un « il ne faut pas ». Dieu dit: N’approche pas d’ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte (Ex 3,5). Du coup, l’humain en quête de limites pose des sacrés en mettant des majuscules aux objets : la Vie, la Nature, la Famille, etc.
  • Du Sacré est née la Loi qui s’impose à tous en posant la limite infranchissable voulue par le divin : Tu ne tueras point ! Ce n’est ni discutable, ni négociable. Tu ne dois pas parce que c’est interdit. La Loi nous apprend le « tu n’as pas le droit ».
  • C’est en s’émancipant de la tutelle divine que l’homme s’approprie l’élaboration de la Loi. La délibération commune lui permet alors de trouver un chemin possible entre des intérêts divergents. La Loi devient l’expression d’un « ensemble nous décidons que ». Naissance du Contrat Social.
  • C’est aussi de cette manière-là que l’on découvre l’éthique comme adhésion volontaire à une limite que l’on s’impose à soi-même. Un « Je ne veux pas », je me l’interdis parce que je pense que ce n’est pas « bon, agréé et parfait».

Mais que se passe-t-il quand le refus obstiné de la limite met à mal aussi bien l’éthique personnelle (du genre : je ne tue pas un homme à terre en écrasant son cou pendant 8 minutes et 46 secondes parce qu’il est noir) que la discussion démocratique (du genre : quelles que soient les décisions internationales de la COP-21, je fais ce que je veux parce que c’est moi le chef et que mon pays est le plus fort) ? Comment redécouvrir la nécessité vitale des limites quand ni la peur, ni le sacré, ni la loi, ni la délibération démocratique, ni l’éthique personnelle ne fonctionnent plus ? Sommes-nous condamnés au « ni dieu, ni maître » et au « sauve qui peut et chacun pour soi » ?

En fait, il ne suffit pas de lancer un appel au changement aussi vibrant qu’incantatoire mais il nous revient de proposer un chemin pour tenter de provoquer le changement en agissant non pas DANS le système mais SUR le système lui-même. C’est donc un regard théologique au sens propre du terme, c’est-à-dire à partir d’une Parole de Dieu, extérieure au monde, transcendante, sur nos actions dont nous avons besoin et dont le monde a besoin. Le “Salut” de la planète (puisqu’il est constamment question de “sauver” la planète) ne viendra pas de nos choix moraux, éthiques, politiques, économiques aussi généreux soient-ils mais bien d’une conversion, d’un demi-tour complet et radical. « A propos de ces limites, il faut faire la même remarque qu’au sujet du sabbat : c’est exclusivement dans la mesure de la foi en ce Dieu qui affirme ces limites que l’on peut les prendre au sérieux. En dehors de cela, elles n’ont pas de valeur par elles-mêmes. Il suffit de voir aujourd’hui la vanité, le caractère parfaitement inopérant des appels à la raison, des chômeurs angoissés, de tous ceux qui voient le désastre écologique. Il ne suffit pas de dire à l’homme qu’il scie la branche sur laquelle il est assis, il ne suffit pas d’expliquer que l’on va vers la fin du monde, quelle planète laisserons-nous à nos enfants ? Ces arguments rationnels et scientifiques peuvent intéresser les gens, et même leur faire peur, mais cela n’a jamais provoqué aucune conversion, un changement profond de vie. Il faut une motivation très radicale, et je crois fermement que seule la foi en ce Dieu-là peut amener à prendre au sérieux la nature pour changer notre comportement, s’il apparaît que c’est bien la volonté de Dieu.[2] »

« Le vrai problème actuel, le véritable défi de la technique se situe en l’homme même. C’est lui qui est l’enjeu. (…) La reprise ne peut s’effectuer qu’à partir de l’homme et je dirais de l’intérieur de l’homme. Il s’agit d’une véritable conversion à effectuer, un changement de chemin. Rien d’autre. (…) Alors, la théologie opératoire est en effet celle du salut, du pardon, de la conversion, de la foi personnelle, de l’espérance (y compris en sa propre résurrection !), de l’amour : là, et là seulement, je trouve une motivation suffisamment forte pour conduire l’homme à se dresser en face de son nouveau destin, et le défier, pour tenter l’entreprise folle, déraisonnable, irréaliste et sans aucune chance de succès, de vouloir mettre en échec le Béhémoth, le plus puissant qui ait jamais existé.  (…) Rien n’est finalement plus fort que la foi au Dieu de Jésus-Christ, exprimée dans une théologie de la justification et de la sanctification.[3] »

Seule la foi pourra sortir l’humain d’un « tu dois » qui lui est devenu insupportable pour redécouvrir la force d’un « je veux » choisi librement, ici et maintenant, comme une décision l’esprit libre qui puisse être assumée pleinement et en conscience. A l’image du Christ qui accepte la Croix non comme une nécessité du Destin mais comme une adhésion volontaire et libre par amour pour l’humain, nous pourrons redécouvrir le sens de cette parole de Jésus : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de la bonne nouvelle la sauvera. Et que sert-il à un homme de gagner tout le monde, s’il perd son âme?… (Mc 8, 34-36) Bienfaisante limite dont nous avons tant besoin !

[1] J.P Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Points Essais 517, Seuil, 2004

[2] Jacques Ellul, Théologie et Technique, Labor et Fides, 2019 (1970), p. 214

[3] ibid, p. 266-267

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