Quelle serait la grande histoire ?

Chers frères et sœurs, nous avançons doucement vers noël. Dimanche dernier il était question de méditer sur le sens propre de la période de l’avent. Que celle-ci était en mesure de réinterroger en nous l’importance et la valeur d’une espérance que nous nous devions de recevoir, que nous nous devions de raviver en nous et pour les autres. Oui en cette période c’est à la venue du sauveur que nous nous préparons, et je me permets de penser que c’est tout de même un certain mystère que de se préparer ainsi de façon cyclique à un évènement qui reviendra invariablement, sans surprises… Et pourtant. Pourtant nous sommes là, fidèles. Nous sommes là fidèles à chanter la venue prochaine de l’Emmanuel, ce Dieu qui se fera enfant, ce Dieu tout puissant créateur du ciel et de la terre qui se fera petit au milieu de nous, qui se fera amis par amour de nous.

Pour certain ici nous ne comptons peut être plus les noëls passés et les attentes éprouvées. Peut-être pour d’autres il s’agirait du premier avent vécu à l’Eglise. Dans la grande temporalité de l’église il importe de se dire que l’avent que nous vivons ici est renouvelé, il se fait toujours aussi pressant, toujours aussi actuel que l’attente qui fait parler les prophètes de nos bibles, cette attente et cette espérance nous est toujours contemporaine, et elle touche à son imminence jusqu’à ce matin, jusqu’à la lecture de l’Évangile de ce jour. Mais entrons sans plus tarder dans notre méditation. L’Évangile qui nous est proposé ce matin commence comme le début d’une épopée, un commencement légendaire qui ferait état des grands de la terre, posant les colonnes immuables d’une histoire inscrite pour les siècles. « L’an quinze du gouvernement de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d’Iturée et de Trachonitide, et Lysanias tétrarque d’Abilène, sous le sacerdoce de Hanne et Caïphe ». Comme un grand début, mais voilà, il y a un premier problème, l’histoire dans l’évangile de Luc, a déjà commencé avant.

En effet nous sommes à ce supposé début, déjà au troisième chapitre, les cantiques d’annonciation, le récit de la nativité, les si beaux vers qui ouvrent de si belle façon cet évangile, et bien tout  cela a déjà été raconté, et nous avons ce début de la grande histoire bien en retard par rapport à l’histoire propre du Sauveur. Avouez que ce décalage est déjà bien savoureux. D’une certaine manière, dans l’ordre des priorités, le Sauveur n’a pas attendu la disposition et l’autorisation des puissants de ce monde pour s’incarner, Dieu merci, l’autre grande histoire était déjà lancée et se déroulait déjà avant.

Nous percevons là déjà un décalage certain et une réelle indépendance entre deux histoires structurantes, la grande histoire du siècle, celle qui est politique, économique et régalienne et la grande histoire de l’être face à son Dieu. Il apparait que celles-ci, ces deux histoires, courent l’une et l’autre dans des dimensions parallèles qui entretiennent un rapport d’une certaine ambiguïté. Continuons sur ce chemin, pris nous même à cet instant entre ces deux histoires, à quoi nous mènent ces versets qui font état de la situation politique en Judée à l’orée du premier siècle, et en réalité à quoi cela nous importe ?

L’auteur de l’Évangile de Luc se veut historien, il se veut un enquêteur scrupuleux qui nous livre un récit complet, détaillé et précis. Comment s’y prend-il ? L’année : l’an 15 du règne de l’empereur romain, et il descend progressivement, de la tête aux pieds si je puis dire, c’est-à-dire des plus universels vers les plus locaux. Mais nous nous rendrons compte que pour l’histoire qui nous intéresse, celle de Jésus, celle de l’Emmanuel, du Dieu pour nous, ce modèle ne pouvait que disjoncter. Tibère le César, empereur de l’empire romain, ensuite Ponce Pilate, son préfet, son représentant en Judée et les puissants qui sous contrôle de Rome administrent la région, Hérode, ce roi dont l’histoire se souvint comme monarque cruel et injuste, celui qui eu raison de Jean-Baptiste en ordonnant son exécution, Philippe son frère, et Lysios d’Abilène qui disparaitra dans les méandres de l’histoire. Après cette fresque des puissances temporels il devait y avoir les chefs spirituels, les deux grands prêtres ayant pour charge le sacerdoce du grand temple de Jérusalem : Hanne et Caïphe.

Ici tout pourrait être dit, les chefs sont là, les temporels et le religieux, et l’histoire peut tourner. Mais il y a une troisième catégorie qui fait dérailler cette histoire qui pourrait sans cela être si classique, être si complète, notre évangile ne serait qu’un péplum fantastique se terminant mal. Regardons à ce qui disjoncte dans cette histoire, un certain Jean-Baptiste, fils de Zacharie nous est-il dit. Celui-ci livre son jugement et ses décrets dans le désert, aux bords du jourdain. Monarque d’un autre genre, anti-monarque peut être. Celui-ci proclame un monde autre, il proclame l’absolue nécessité d’une préparation forte et complète en vue de l’abandon des péchés, du pardon des fautes. C’est un programme encore inédit.

Alors pourquoi cette grande histoire pour aboutir à un personnage si original proclamant des paroles étranges ? Il semblerait qu’à l’orée du ministère de Jésus, à l’orée de son agir pour l’humanité les histoires devaient se rencontrer. Comment illustrer plus concrètement la volonté de Dieu d’un salut pour le monde si celui-ci devait exercer son ministère dans une dimension parallèle sans jamais devoir rencontrer l’humanité pour  laquelle il s’était incarné et il avait souffert ? Cette humanité concrète prise dans le cours de la grande histoire du monde ?

Ce récit n’est pas établi pour faire de Jean-Baptiste un chef dissident d’une guerilla contre Tibère César, Ponce Pilate, Hérode, Philippe ou Hanne et Caiphe, non, de la même manière que nous aurons juste après une grande généalogie de Jésus faisant le lien avec de grandes figures de l’histoire sainte, ici nous avons l’attestation que la proclamation du baptême, que la proclamation de la conversion se fait dans le monde, dans le monde qui est marqué par ses contingences, dans le monde qui est marqué par l’imperfection de ses structures et par leur injustice, dans le monde soumis aux puissances, souvent violentes et destructrices. C’est dans ce monde ci que devait être fait mémoire des paroles prophétiques d’Esaïe, c’est dans ce monde ci que devait être annoncée la conversion en vue de la venue de Jésus. Cette conversion, métanoia en grec, ce retournement critique qui ouvre nos yeux sur notre vie et notre prochain, ce grand vent de lucidité qui nous est commandé, ce bilan pour ainsi dire, dans un objectif clair : le pardon des péchés, le pardon absolu, le pardon total.

Mon frère ma sœur, nous aurions pu considérer cet extrait comme une maladresse de l’auteur mettant un début là où l’histoire avait déjà commencé depuis deux chapitres, nous aurions pu considérer cet extrait comme le récit d’une histoire oubliée qui ne nous touche plus du fait de l’oubli de ces éléments historiques, pas si important que ça pour comprendre l’histoire, nous aurions aussi pu comprendre ce Jean-Baptiste comme anti-empereur, résistant contre les puissances locales écrasantes, les romains colonisateurs, les forces tribales corrompues et les hégémonies de la classe des prêtres. Mais il n’en est rien.

Dans ce monde des puissants et des structures officielles et administratives qui ne nous sont pas si étrangères que ça, une voix, parmi d’autres, mais une voix forte clame un message bien particulier, un message de préparation en vue d’un évènement inouï. Ce monde des empereurs et des puissances, c’est le nôtre, nous le connaissons, nous y sommes impliqués que nous le voulions ou non. Et cette voix dans le désert, cette voix qui s’incarne au cœur de ce que l’on appellerait aujourd’hui « le système », elle se fait entendre aujourd’hui. Dieu ne se serait pas incarné dans un monde d’esprit qui n’aurait pas eu besoin de lui. Dieu vient s’incarner dans la structure même qui nous fait vivre et dans laquelle nous sommes impliqués. N’en déplaise aux purs qui prêchent la fuite du monde nécessaire sous peine de collaboration. Souvenons-nous que ce Jean-Baptiste lui-même était le fils d’un prêtre du temple et que bientôt, quand Jésus viendra, il aura avec lui des collecteurs d’impôts, il parlera avec des prêtres et ira même jusqu’à échanger parmi les paroles les plus profondes qui soient avec le représentant de César. Mais ne nous fourvoyons  pas, ce Jean-Baptiste n’est pas venu pour prêcher le pardon du système. Celui-ci passera, il s’écroulera de la même manière qu’il s’est dressé. Il est fait de mains d’hommes et s’effondrera, ainsi passe la gloire du monde.

Nous le savons, l’actualité nous le rappelle toujours et sans cesse, « ainsi passe la gloire du monde ». Tout passe mais cette Parole ne passera pas, il y a un royaume qui est dans un autre temps, nous vivons actuellement de ce temps, nous vivons actuellement de ce royaume, n’en déplaise aux autres. Cependant c’est nous, c’est nous dans ce système qui sommes visés par cette parole et qui en serons les seuls bénéficiaires pour la plus grande joie et la plus grande gloire de Dieu. C’est à nous dans nos déserts, c’est à nous dans nos villes, c’est à nous dans nos palais et dans nos empires que cette parole s’adresse, et c’est dans d’autant de lieux et au creux de cette multitude de vies dont seul Dieu connait le nombre que cet avent est donné à vivre. Cet avent c’est le prélude de cette grande histoire pour nous. Cet avent pour le monde, cet avent qui ne se fera pas sans le monde.

Alors mon frère ma sœur, que ces grandes histoires se rencontrent et n’en deviennent qu’une, que ces deux histoires avec ces deux visages, tel un ouvrage fait de fibres tissées, des fibres d’or et d’argent structurant le tissu de nos vies, ainsi est-il de notre histoire, faite de ces deux grandes histoires. Et cette histoire propre c’est la nôtre, nous chrétiens, nous citoyens, deux personnes en  une, de la façon dont le Christ fut, et Dieu et homme. Nous dans l’attente et nous comblés de foi en même temps. L’une ne sera pas destinée à combattre l’autre mais, que Dieu m’en soit témoin,  l’une fécondera l’autre et les deux seront l’une pour l’autre. Telle est la grande leçon de ces 6 versets d’évangile, qui auraient pu échapper à nos intentions, passant trop vite sur ce trésor  d’espérance, telle une métaphore de l’incarnation à venir, telle une illustration de la Parole en germe dans nos vies.

Mon Frère ma sœur, en ce deuxième dimanche de l’avent c’est une voix au milieu de nous qui s’élève, c’est une voix au milieu de nous qui annonce que parmi nous vient bientôt le Sauveur. Alors  ouvrons les yeux et ne regardons pas à ailleurs, regardons à nous et à notre monde, c’est ainsi dans nos vies que nous sommes la destination du salut de Dieu, celui qui est, qui était et qui viendra,
Amen.

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