Il y a une tonalité fortement tragique dans ce discours de Jésus. Destruction du temple, guerres, désordres, tremblements de terre, pestes, famines, phénomènes terribles, persécutions, adversaires, mises à mort… et enfin cette parole peut-être encore plus terrible que toutes les autres réunies : Vous serez haïs de tous à cause de mon nom.
Comment s’y retrouver dans tout cela ?
Il est souvent question ces derniers temps dans notre Église de « transmission ». Comment transmettre l’Évangile à nos contemporains, mais aussi dans nos familles, en particulier à nos enfants et petits-enfants ?
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’avec le programme annoncé par Jésus on ne risque pas de faire beaucoup d’adeptes !
Je me mets à la place de quelqu’un qui se pose des questions d’ordre spirituel et qui frappe à la porte d’un pasteur ou d’un membre d’Église… et qui se retrouve le nez dans la Bible avec cette phrase qui lui prédit que s’il devient chrétien, il s’attirera la haine de tous les hommes. Il y a là de quoi rebuter même les plus courageux – n’est pas martyr qui veut !
Il est vrai que cette parole de Jésus heurte de plein fouet la quête humaine d’une religion confortable. Une fois de plus, l’Évangile renverse nos catégories et nos constructions comme il renverse les pierres du temple.
Vous serez haïs de tous à cause de mon nom. La question que je me pose en entendant cette phrase, c’est : de quoi Jésus est-il le nom ? Pourquoi le nom de Jésus provoque-t-il la haine ? Et il s’agit d’une haine bien réelle, puisque non seulement il est dit qu’elle frappe les disciples de Jésus, mais encore elle frappe Jésus lui-même. Et en effet, quelques chapitres plus loin dans l’évangile, Jésus sera condamné comme hérétique et agitateur, et exécuté de la peine des brigands et des esclaves en fuite, sans héroïsme et dans le déshonneur le plus total.
La haine du monde à l’égard des disciples ne fait donc que refléter la haine du monde à l’égard du Christ. Mais alors, qu’y a-t-il de si haïssable chez Jésus et ses disciples ?
Je relève deux éléments, en m’en tenant simplement au texte.
Premier élément : On portera les mains sur vous et l’on vous persécutera, on vous livrera aux synagogues, on vous jettera en prison, on vous mènera devant des rois et devant des gouverneurs… Vous serez livrés même par des parents, des frères, des proches et des amis, et ils feront mourir plusieurs d’entre vous.
Dans toutes ces actions, les disciples de Jésus sont caractérisés par leur passivité. Ils ne maîtrisent rien. Ils sont comme des objets soumis au bon vouloir de leurs adversaires. Ils ne sont pas des héros, ils n’ont pas de position dominante dans la société, ils ne figurent pas parmi les sages qu’on écoute ni parmi les intellectuels qui ont pignon sur rue. Ils ne renvoient rien d’autre qu’une image d’impuissance et d’échec.
Deuxième élément : Cela vous donnera l’occasion de rendre témoignage. Mettez-vous donc dans le cœur de ne pas préméditer votre défense, car je vous donnerai une bouche et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront résister ou contredire.
On pourrait croire que, cette fois-ci, les disciples sont en position de force et qu’ils peuvent savourer leur triomphe : leurs adversaires ne pourront ni résister ni contredire ! … Mais en réalité il n’en est rien. C’est seulement notre orgueil qui nous fait entendre cela. En effet, même dans leur témoignage, les disciples sont caractérisés par leur passivité. Leur défense en face de leurs accusateurs ne repose pas sur leurs propres capacités. Elle ne repose ni sur leur ferveur spirituelle, ni sur leurs performances intellectuelles, ni sur la force de persuasion de leurs discours. La bouche et la sagesse qui vaincront leurs adversaires, ce ne sont pas les leurs. Jésus dit bien : Je vous donnerai une bouche et une sagesse…
Ainsi, quoi que fassent les disciples, ils sont en position passive.
Pour le dire autrement, ce qui caractérise les disciples, c’est que leur vie ne repose pas sur leurs propres forces. Ils sont entièrement au bénéfice d’un don qui leur est fait. Luther appelait ça la « justice passive ».
Et c’est cela, être disciple de Jésus. Il ne s’agit pas de se confier en soi-même et en ses propres réalisations pour en retirer une bonne image de soi. Il ne s’agit pas de réaliser des prouesses pour s’assurer la reconnaissance des autres. Il ne s’agit pas de montrer patte blanche dans l’espoir de s’attirer la faveur de ses contemporains… ou celle de Dieu. Cela, c’est la sagesse humaine qui le prône.
Être disciple de Jésus, c’est recevoir sa vie au lieu de s’épuiser à la gagner. Autrement dit, c’est reconnaître que je ne peux pas me donner à moi-même la Parole sur laquelle je m’appuie pour vivre. Cette Parole, il me faut la recevoir, et je ne peux la recevoir qu’en me dépossédant de toute prétention à me la donner à moi-même.
Être disciple de Jésus, c’est me tenir face à un Dieu devant qui je n’ai pas besoin de faire mes preuves pour mériter d’exister. Mon existence, Dieu me l’a donnée gratuitement et son amour pour moi est inconditionnel. Mes réussites n’ajoutent rien à cet amour. Mes échecs n’en retranchent rien.
En somme, être disciple de Jésus, c’est exister tout entier dans la confiance. C’est de cela que Jésus est le nom : de cette confiance. Confiance que, au-delà des apparences, au-delà de la souffrance et de la mort elle-même, je suis connu et aimé de Dieu de sorte que, comme dit Jésus, il ne se perdra pas un cheveu de votre tête.
Frères et sœurs, la voilà, la raison de la haine que s’attirent immanquablement Jésus et ses disciples de la part de la sagesse humaine. Et d’ailleurs, soyons honnêtes avec nous-mêmes, cette haine existe en chacun et chacune d’entre nous. Nous n’appartenons jamais entièrement au Christ, nous sommes également tributaires de la sagesse du monde. Et ainsi, cette haine du monde pour Jésus et ses disciples, c’est aussi notre haine – peut-être même, pour une part, notre haine à l’égard de nous-mêmes, à l’égard du moins de ce qu’il y a de plus fragile en nous. Parce que précisément, la confiance témoigne d’une fragilité inscrite au plus profond de chaque être humain. Cette fragilité renvoie à la gratuité de l’amour donné et reçu. Et la haine du monde à laquelle nous participons, souvent sans même nous en apercevoir, c’est justement la haine de ce qui est gratuit. C’est la haine de ce qui ne peut pas être calculé. C’est la haine de la confiance, au nom de l’idée selon laquelle il faut se montrer fort pour être digne d’exister.
De ce point de vue, la sagesse dont parle Jésus, cette sagesse censée clouer le bec aux pouvoirs de ce monde, c’est une sagesse qui a toutes les apparences de l’échec. Car cette sagesse, c’est la sagesse de la croix. Sagesse qui est folie aux yeux des hommes, comme dit Paul.
Si Dieu a aimé le Crucifié au point de le ressusciter, alors même que selon les critères humains ce Crucifié n’avait rien pour être aimé, alors à plus forte raison l’amour de Dieu ne nous lâchera pas quand nous serons dépouillés de toutes les qualités censées nous apporter l’estime et la reconnaissance des autres.
Si Dieu a aimé le Christ au point de le relever d’entre les morts, à plus forte raison nous relèvera-t-il de nos propres morts : la mort fruit du culte de la performance qui ne produit qu’amertume, jalousie et culpabilité ; la mort au visage de sagesse qui fait le lit du désespoir ; la mort où nous fait sombrer la peur lorsque nous lui confions notre destinée. Mais justement, nous dit Jésus : Ne vous effrayez pas ! La peur est l’opposée de la confiance. La peur incite à la méfiance, à la défiance. Elle s’insinue comme un serpent pour faire douter la confiance, pour la détruire, pour dire : ça ne vaut rien !
Je crois que, fondamentalement, nous vivons aujourd’hui dans une société de la peur.
Peur de l’étranger et du pauvre, peur de la violence et de l’insécurité, peur de la maladie, du handicap, de la vieillesse, peur des catastrophes écologiques et des fuites nucléaires, peur des Églises qui se vident, peur de la mort… Peur de l’avenir.
Souvent la peur nous mène par le bout du nez mais, précisément, l’Évangile nous enseigne à ne pas céder aux sirènes de la peur.
Nous vivons dans une époque de bouleversements et d’incertitudes, où tout semble démentir la promesse du Royaume de Dieu ? Soit. Mais comme le dit Jésus, cela doit arriver premièrement. Mais ce ne sera pas encore la fin. Autrement dit, tout n’est pas achevé. Il y a encore du temps pour croire et pour aimer, pour agir et pour espérer, pour recevoir et se reposer.
Il y a encore du temps pour faire confiance à la confiance, pour la laisser diriger nos cœurs et nos actions. Comme disait Luther, « si l’on m’apprenait que la fin du monde est pour demain, je planterais quand même un pommier » (Propos de table).
Prenez garde d’être séduits, dit Jésus. Prenez garde à ces Christs sans croix, qui vous trompent en vous faisant croire que l’amour de Dieu s’obtient à la force du poignet, en obéissant à la logique épuisante du mérite, de la concurrence et du chacun pour soi.
Si la croix et la résurrection du Christ ont un sens, c’est bien pour nous dire que l’amour est plus fort que tout, même quand tout semble démentir cette force. Il peut toujours y avoir encore une parole, encore un geste, pour rencontrer nos vies, pour nous toucher là où nous ne pensions plus pouvoir être touchés, pour nous relever là où nous pensions devoir ramper toute notre vie.
C’est une manière de dire que la peur n’a pas à gouverner notre vie. En Jésus nous avons reçu et nous recevons chaque jour la force de sa confiance qui nous permet de vivre sans nous soucier du lendemain, et sans non plus nous soucier du regard des autres ou du jugement que le monde exerce à notre endroit.
Laissons le Christ agir en nous pour que sa confiance l’emporte sur nos peurs, pour que sa vie l’emporte sur nos morts.
Amen.
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