Peut-on plaire à Dieu

Chers frères et sœurs, nous entendons ce matin dans l’Ecriture, dans l’épître du jour (Romains 8, 1-11), une parole terrible : or, ceux qui sont sous l’emprise de la chair ne peuvent plaire à Dieu (Romains 8, 8). L’apôtre précise même : les tendances de la chair sont ennemies de Dieu. Voilà une parole qui effraie, voilà une parole mortelle. Mais il nous faut pouvoir l’entendre dans toute sa plénitude, dans toute sa force, plutôt que d’essayer de la gommer, de l’adoucir, de l’accommoder à nos idées… Pourquoi ? pourquoi s’exposer ce matin à une telle parole, à une parole qui nous dit que nous ne pouvons plaire à Dieu, que nous sommes ennemis de Dieu ? Parce que notre foi tient dans cette espérance : lorsque Dieu permet la mort, c’est parce qu’il prépare la vie. C’est l’Evangile de Lazare (Jean 11,1-45), c’est aussi Pâques. Alors laissez-moi prononcer cette exhortation étrange ce matin : laissons-nous tuer par la Parole de Dieu. Laissons-nous tuer par la Parole de Dieu, par sa Loi terrible et sans appel, car nous trouverons ainsi une vie plus haute, plus belle, plus forte, la vie qui vient de Dieu.

Mais quittons la grandiloquence pour entendre ce que dit l’apôtre Paul dans sa lettre aux Romains : Ceux qui vivent sous l’emprise de la chair ne peuvent plaire à Dieu. Qu’est-ce que la « chair » ? Evitons une confusion : la chair n’est pas le corps. En effet, si dans notre culture occidentale, nous disons qu’un homme « a » un corps c’est parce que nous pensons que l’homme ne se résume pas à son corps. Mais dans la culture sémitique, qui était celle de Paul, on n’aurait jamais dit de l’homme qu’il « a » une chair. Au contraire, on dirait plutôt que l’homme est chair. En effet, la chair ne désigne pas, dans cette culture, la matière corporelle animée mais bien l’existence humaine dans son ensemble. Or, chez Paul, la chair ne désigne pas l’existence humaine en général mais une manière d’assumer cette existence. « Vivre dans la chair » désigne la nature humaine en tant qu’elle est pécheresse. Autrement dit, l’homme qui vit dans la chair est l’homme qui se construit par ses propres forces, qui se justifie lui-même, qui tire sa dignité de ses propres accomplissements sans chercher appui en Dieu, en se détournant même de lui. Et, dans l’Ecriture, et dans l’épître aux Romains en particulier, cet homme qui vit dans la chair n’est ni un homme ni quelques hommes ni la majorité des hommes mais bel et bien tout homme, nous compris. Si bien que Paul peut écrire dans cette même épître : tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu. Quand donc Paul écrit que ceux qui vivent sous l’emprise de la chair ne peuvent plaire à Dieu, il décrit la condition humaine par rapport à Dieu. Dieu est saint, l’homme est pécheur. L’homme semble donc irrémédiablement coupé de Dieu qui ne peut voir le péché.

Mais puisque Paul décrit la condition humaine, le verset qui nous occupe n’est pas de la morale. Je veux dire par là qu’il ne s’agit pas d’une invitation à cesser de faire le mal pour désormais faire le bien. Si c’était le cas, il faudrait penser que l’homme, bien que pécheur, dispose d’une ou plusieurs facultés lui permettant de se corriger, de s’amender, de s’améliorer. Dans ce cas, effectivement, notre verset pourrait être entendu comme une loi morale. En effet, une loi morale n’a de sens que si le sujet à qui elle s’adresse est capable de s’y conformer. C’est le mot de Kant : « tu dois donc tu peux ». Par exemple, on ne peut interdire le meurtre sans poser du même coup la capacité de l’homme à réfréner ses pulsions meurtrières. La loi morale prescrit ce que l’homme peut accomplir en vertu de sa liberté. Mais nous ne sommes absolument pas dans ce cas avec l’épître aux Romains. En effet, Paul écrit : Car les tendances de la chair sont ennemies de Dieu, parce que la chair ne se soumet pas à la loi de Dieu, elle en est même incapable. Ecoutons bien : la chair est incapable de se soumettre à la loi de Dieu. Autrement dit, il n’y a en l’homme aucune faculté, aucune capacité, aucune force intérieure qui lui permette de ne plus vivre dans la chair.

Cependant, s’il ne s’agit pas de morale c’est donc que dire que la chair est incapable de se soumettre à la loi de Dieu ce n’est pas affirmer que l’homme est incapable de tout bien. Ce serait d’ailleurs une bêtise : nous savons parfois nous aimer, nous entraider, nous supporter, nous épauler. L’homme peut, par ses propres forces, faire le bien envers son prochain. Mais les expressions « vivre selon la chair » et « vivre selon l’Esprit » ne signifient pas « faire le mal » et « faire le bien ». Elles sont au-delà du bien et du mal, je veux dire du bien et du mal que l’on peut se faire à soi-même et à autrui. Elles interrogent la façon dont l’homme vit le mal et le bien qu’il fait devant Dieu. Et de ce point de vue, on peut tout à fait « faire le bien » et « vivre selon la chair ». C’est la tragédie humaine. C’est le cas notamment lorsque l’homme pense que le bien qu’il fait lui vaut un mérite auprès de Dieu ; lorsque l’homme pense pouvoir, par le bien qu’il fait, se rendre agréable à Dieu ; bref, lorsque l’homme tente de se justifier par les œuvres.

Reprenons la parole qui nous est adressée ce matin : or, ceux qui sont sous l’emprise de la chair ne peuvent plaire à Dieu. Ce que Paul dit ici ne relève ni d’une haine du corps ni de l’idée que l’homme est incapable de quelque bien que ce soit. Non. Ce que Paul dit est au-delà de la morale, au-delà de la politique, Paul nous parle de l’existence humaine d’un point de vue spirituel et il nous dit que l’homme est incapable de se tourner par lui-même vers Dieu, que nous sommes incapables de nous tourner vers Dieu. Cette parole est terrible, cette parole nous tue car elle brise notre orgueil. Non pas l’orgueil dans un sens faible au sens d’une trop haute opinion de soi. Cette parole tue notre orgueil dans un sens plus fort : cette parole réduit à néant notre tendance naturelle à nous glorifier nous-mêmes. A vivre satisfait de nous-mêmes, niant tout besoin d’un autre et, au premier chef, de Dieu. Cette parole tue notre prétention à nous dresser seul dans l’existence. Elle montre que lorsque nous pensons justifier par nous-mêmes et par nos propres forces le sens de notre existence, loin de nous dresser, nous nous recroquevillons en nous-mêmes, nous nous effondrons sur nous-mêmes. Et il ne s’agit pas ici de condamner une réussite sociale ou les accomplissements d’une vie. Il ne s’agit pas du tout de ce que les lignes de notre CV égrènent. Il s’agit du sens profond de notre vie, du rapport que nous entretenons avec nous-mêmes sur la valeur de notre existence. Celui qui se satisfait de lui-même et qui n’a pas recours à Dieu pour dire de sa vie : « c’est bien », celui-là est dans l’orgueil, qu’il soit un self-made man ou un marginal.

 

Or, ceux qui sont sous l’emprise de la chair ne peuvent plaire à Dieu. Cette parole tue notre orgueil et cette parole interdit tout espoir. Je ne peux rien espérer de moi-même qui puisse me rende agréable à Dieu. La parole de Dieu nous conduit à la mort en ce qu’elle nous conduit à désespérer de nous-mêmes. Nous ne pouvons plaire à Dieu. Nous n’avons aucun « droit » duquel se prévaloir pour être acceptés de Dieu. Nous sommes pécheurs et nous sommes à sa merci. Précisément, nous sommes à sa merci. Nous voici conduit à accepter de Dieu et de Dieu seul le jugement sur notre vie. Seul devant Dieu, sans rien pouvoir lui apporter pour qu’il nous agrée, tenons-nous dans le silence et attendons sa parole sur notre existence, nous qui sommes « dans la chair ». Que dit-il ? L’Ecriture répond d’une manière univoque, avec force et sans aucun appel possible : Il n’y a aucune condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ (Romains 8, 1). Entendons-le à nouveau, non comme une parole extérieure, non comme une doctrine mais comme la parole irrévocable de Dieu sur notre vie, comme le jugement dernier de Dieu sur notre existence : Il n’y a aucune condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ. Nous étions à la merci de Dieu, et Dieu nous fait miséricorde. Totalement, absolument, irrémédiablement. Dieu ne nous condamne pas, il nous accueille, il nous pardonne en Jésus-Christ, qui est la pierre d’angle sur laquelle nous pouvons désormais bâtir nos vies comme des existences fondées par l’amour reçu d’un autre qui seul donne force, courage et dignité, qui seul nous remet debout.

Oui, frères et sœurs, si la parole de Dieu nous tue, c’est pour susciter en nous une autre vie ; si la parole de Dieu nous enseigne le désespoir, c’est pour ouvrir en nous la voie de l’espérance car si nous ne pouvons rien espérer de nous-mêmes, nous pouvons tout espérer de Dieu. En notre cœur monte alors la prière du psalmiste : Pourquoi te désoler, ô mon âme, et gémir sur moi ? Espère en Dieu ! De nouveau je rendrai grâce : il est mon sauveur et mon Dieu ! (Psaume 42, 6)

 

Mais chers frères et sœurs, un tel amour restera-t-il sans effet dans notre vie ? Peut-on vraiment ficher dans un cœur la foi sans que ce cœur ne soit transformé ? L’Apôtre ne le pense pas puisqu’il déclare immédiatement après avoir affirmé que Dieu ne nous condamne pas : la loi de l’Esprit de vie en Christ-Jésus m’a libéré de la loi du péché et de la mort. Notez bien : la grâce de Dieu libère, affranchi, délivre, de la loi du péché. De même, après avoir déclaré ceux qui sont sous l’emprise de la chair ne peuvent plaire à Dieu, l’apôtre écrit : Pour vous, vous n’êtes plus sous l’emprise de la chair, mais sous celle de l’Esprit. Résumons l’idée : si l’homme pécheur ne peut vivre autrement que selon la chair, le chrétien justifié par Jésus-Christ vit au contraire selon l’Esprit en étant libéré du péché. Le chrétien vit d’une vie nouvelle, il est transformé, régénéré. Bien… Qu’en est-il de nous ? Il semble bien que même en recevant l’amour immérité de Dieu en Jésus-Christ, même en passant du désespoir à l’espérance, nous demeurions irrémédiablement collés à la chair, laissant peu de place à l’Esprit, tout au plus quelques filets. Nous sommes alors devant ce paradoxe : nous sommes libérés du péché en Jésus-Christ et pourtant nous semblons toujours vivre selon la chair.

Posons le paradoxe plus clairement. D’une part, en déclarant que Jésus-Christ libère l’homme du péché, l’Ecriture nous empêche, en tant que chrétien, de nous saisir de la description de la nature pécheresse de l’homme comme d’une excuse pour vivre d’après cette nature. Nous ne pouvons pas dire « nous sommes sous la grâce de Dieu mais nous restons pécheurs » comme un prétexte pour justifier nos mauvaises habitudes. Ce serait transformer le pardon de Dieu en excuse pour vivre selon nos désirs, ce serait instrumentaliser sa Parole. D’autre part, nous ne pouvons pas nier que nous restons pécheurs, malgré la grâce de Dieu, car ce serait nier la réalité de nos existences, la force de nos habitudes et de nos traits de caractère. Tel est le paradoxe : nous sommes à la fois juste et pécheur. Et nous ne sortirons jamais de ce paradoxe : le saint est une illusion ; ou plutôt, tout saint est à la fois juste et pécheur.

 

Allons un peu plus loin. Nous avions dit tout à l’heure que l’homme peut tout à fait « faire le bien » et « vivre selon la chair ». Par exemple quand il se saisit du bien qu’il fait pour se prévaloir d’un mérite devant Dieu. Il nous faut dire maintenant : le chrétien peut tout à fait céder à la chair, en péchant, tout en vivant non plus « sous l’emprise de la chair » mais bien « sous celle de l’Esprit ». En effet, si le chrétien reste un pécheur, il cesse de vivre sous l’emprise du péché. Non point qu’il cesse de pécher mais qu’il cesse de se conformer à sa nature pécheresse, de prendre la chair pour la norme de son existence. Pour le comprendre, il faut distinguer entre le péché et les péchés. Autrement dit, malgré nos péchés – au pluriel, c’est-à-dire les fautes morales que nous commettons – nous pouvons refuser de nous résigner au péché – au singulier, c’est-à-dire à la tendance fondamentale qui nous pousse à nous éloigner de Dieu. Le chrétien ne vit pas sous l’emprise de la chair, même s’il pèche parfois et même souvent, car il refuse de se résigner, de capituler devant sa propre nature, de s’en accommoder, de prendre la loi du péché comme la fatalité de son existence. Un peu comme ce moine dans le désert d’Egypte qui chaque jour péchait mais qui chaque jour demandait pardon en s’engageant à ne pas recommencer. Et ce, jour après jour. On peut y voir un cercle vicieux fait de culpabilité maladive. Je préfère y voir un homme qui refuse de perdre espoir dans le Dieu qui agit en lui, en refusant jour après jour de s’identifier avec sa faute et donc avec ce qui produit cette faute, le péché qui habite en lui. En fait, le chrétien est libéré de la loi du péché et de l’emprise de la chair parce qu’il peut penser contre lui-même, malgré les habitudes installées, malgré l’absence de changement apparent. Le chrétien refuse de voir le péché en lui comme un déterminisme que rien ne pourrait endiguer, il le voit comme ce qui, tout en étant ce qui est le plus fort en lui, peut être réduit, défait et dominé. Le chrétien croit, malgré les faits, que Dieu peut agir en lui, que Dieu agit en lui.

Mais frères et sœurs, est-ce un déni de réalité, un excès d’idéalisme ? Car de fait, nous ne changeons pas beaucoup, le caractère demeure. Faut-il alors être « réaliste » et dire : nous ne changerons jamais, personne n’a jamais vraiment changé ! Faut-il se résigner ?

L’Evangile de ce jour (Jean 11, 1-45) vient précisément rencontrer cette inquiétude. Si la loi du péché s’impose en nous comme une maladie incurable à laquelle nous ne pouvons plus rien, si nous pouvons dire avec Paul ce que je veux, je ne le pratique pas, mais ce que je hais, voilà ce que je fais, alors nous sommes comme Lazare, atteint d’une maladie incurable qui le conduisit à la mort. Mais voilà ce que déclare le Fils de Dieu : Moi, je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra, quand même il serait mort. Et aujourd’hui Jésus, comme à Marthe jadis, nous pose cette question : Crois-tu cela ?  Il ne s’agit donc ni d’être réaliste ni d’être idéaliste ; ce que Jésus pose au-dessus de nos vies quotidiennes, c’est la possibilité de la foi. Crois-tu cela ?

Puissions-nous contre les faits et contre nous-mêmes laisser éclore en nous la foi et gonfler notre vie,  notre vie quotidienne, de l’espérance qui vient de Dieu en Jésus-Christ :

Pourquoi te désoler, ô mon âme, et gémir sur moi ? Espère en Dieu ! De nouveau je rendrai grâce : il est mon sauveur et mon Dieu ! (Ps 42, 6)

 

Amen

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *