Lecture Biblique : Luc 6, 17-26
Prédication
Vous êtes heureux, vous les pauvres ! Y a-t-il quelque chose de plus choquant que cette déclaration lapidaire ? Il faut un certain courage pour oser dire ça à des gilets jaunes ou dans le tiers-monde… Si on fait abstraction du fait que c’est Jésus lui-même qui prononce cette phrase, quel est le mot qui vient en premier à l’esprit ? cynisme ? provocation ? inconscience ? moquerie ? Dans l’Evangile de Matthieu au moins Jésus s’adresse à ses disciples quand il décrit les foules à la 3ème personne en disant Ils sont heureux les pauvres… Et en rajoutant en esprit (Matt 5,3), tout de suite, la pilule devient plus facile à avaler… Mais l’Evangile de Luc est plus incisif, plus direct, plus personnel. Il s’adresse à ses interlocuteurs directement à la 2ème personne : vous êtes heureux, vous les pauvres ! sans rien ajouter, englobant toutes les pauvretés économiques, spirituelles, affectives, intellectuelles, etc. Et il insiste même en ajoutant maintenant, comme pour augmenter la charge émotionnelle, la personnalisation du discours : Vous êtes heureux, vous qui avez faim maintenant… vous qui pleurez maintenant…
Et pourtant, ce n’est pas un message interne destiné aux seuls initiés. Quand Jésus descend de la montagne avec ses apôtres (les 12) … il y a là un grand nombre de ses disciples (l’Eglise). Il y a aussi une grande foule de gens de toute la Judée et de Jérusalem (les juifs) et des environs de Tyr et de Sidon, villes de la côte (les païens). En clair, pour Jésus comme pour l’Eglise, il ne peut pas y avoir de double langage avec un discours réservé en interne aux clercs (ceux qu’on appelle ici les 12 apôtres autrement dit les pasteurs, les prêtres, à la rigueur les conseillers presbytéraux) d’une part et un autre discours plus adapté pour le petit peuple de l’Eglise (ceux qu’on appelle les disciples) d’autre part. Il ne peut pas non plus y avoir une parole croyante et spirituelle réservée aux croyants et une parole plus laïque, plus neutre, plus adaptée à l’espace public, aux athées et aux païens. Notre parole se doit d’être une et notre message doit pouvoir être entendu par tous au dehors comme au dedans et tout ce que nous disons ici doit pouvoir être affiché sur notre façade. Nos Eglises ont pour vocation de porter un discours public audible par tous sur la place publique et vous pouvez partager mes prédications avec qui vous voulez. Nous devons pouvoir nous approprier la parole de l’Apôtre Paul qui déclare fièrement au début de l’épître aux Romains : Je n’ai pas honte de l’Evangile, il est puissance de Dieu pour sauver tous ceux qui croient, les juifs d’abord, les autres ensuite (Rom 1,16).
Mais qui oserait sortir de ce temple et dire au premier SDF, au premier migrant, au premier gilet jaune croisé dans la rue : Vous êtes heureux, vous les pauvres !?? Il faut oser ! Soyons clairs tout de suite : Jésus ne fait pas ici l’apologie de la souffrance rédemptrice. Il ne dit pas qu’il faut souffrir pour être sauvé. La meilleure preuve de ce que je réaffirme ici avec force et certitude est dans notre récit même : Les gens sont venus pour écouter Jésus et pour se faire guérir de leurs maladies. Et Jésus guérit aussi ceux que des esprits mauvais font souffrir. Toute la foule cherche à le toucher parce qu’une force sort de lui, et il les guérit tous. L’attitude du Christ est claire et sans aucune ambiguïté : la souffrance doit être soulagée. Il n’y a pas de débat, pas d’utilité, pas de bonnes raisons de souffrir, de faire souffrir ou de laisser souffrir qui que ce soit. C’est contraire à l’Evangile. Luc raconte comment Jésus prend en charge les attentes et les besoins de la foule sans poser de question ni de condition. Tout est donné sans réticence, sans attendre la conversion, sans exigence particulière. Un simple touché suffit. Ce n’est même pas l’occasion de poser un message, de glisser du Jésus dans la souffrance des gens pour les attirer. La diaconie soulage la souffrance. L’évangélisation partage la bonne nouvelle de la résurrection. Ce sont deux choses différentes. Et ce que Jésus annonce, c’est bien le don du Royaume de Dieu, la fin de la faim, les rires après les pleurs, la joie après les insultes. Il n’est donc, ni dans ses actes, ni dans ses paroles, en train de faire l’apologie de la souffrance. Dont acte.
Alors comment faut-il entendre ces paroles : Vous êtes heureux, vous les pauvres !? Revenons à ce que dit Jésus ce jour-là. Je remarque que, contrairement à l’Evangile de Matthieu qui ne présente que des déclarations de bonheur, l’Evangile de Luc met en miroir des déclarations de bonheur « Vous êtes heureux… » et des visions de malheur « Quel malheur pour vous… » Ainsi dans son discours s’opposent d’abord les pauvres et les riches : Vous êtes heureux vous les pauvres parce que le Royaume de Dieu est à vous ! (…) Quel malheur pour vous les riches parce que vous avez déjà votre bonheur ! Puis s’opposent ensuite les pleurs et les rires : Vous êtes heureux vous qui pleurez maintenant parce que vous rirez (…) Quel malheur pour vous qui riez maintenant parce que vous serez dans le deuil et vous pleurerez ! Et puis enfin, 3ème et dernière opposition, entre détestation et approbation : Vous êtes heureux quand les gens vous détestent, vous rejettent, vous insultent et disent du mal de vous à cause du Fils de l’Homme. (…) Dieu vous prépare une grande récompense ! (…) Quel malheur pour vous quand tous les gens disent du bien de vous ! En effet, leurs ancêtres ont agi de cette façon avec les faux prophètes ! Vous pensez certainement qu’il s’agit là d’une vision un peu simpliste et binaire ? Vous n’avez sans doute pas tort. Mais ce qu’on ne peut pas nier c’est qu’il s’agit là des réalités sociales très actuelles ! Je suis même assez stupéfait et pour tout dire admiratif de la pertinence du regard ici posé par Jésus sur les angoisses qui travaillent précisément notre époque. Quand on regarde l’évolution de la manière d’annoncer l’Evangile au cours de l’histoire, il est frappant de voir combien elle essaie de répondre aux angoisses de son temps. Quand, au début du christianisme, le monde était traversé par l’angoisse face à la mort et ce qui se passe après, la proclamation de la résurrection est venue apporter une réponse claire et libératrice. De la même manière, la Réforme vise les angoisses de la fin du Moyen-Age faites de culpabilité et de crainte sur la manière d’obtenir le Salut et Luther annonce un Salut qui ne se mérite pas, offert gratuitement par la seule grâce de la foi. Et quand nos sociétés furent traversées par l’angoisse de l’absurde et de l’incompréhensible devant l’horreur des deux guerres mondiales, les églises ont cherché à porter une parole libératrice qui redonne du sens et je me souviens des Eclaireurs Unionistes qui invitaient à trouver « un sens à sa vie » … De la même manière, j’ai l’impression que cette triple opposition entre riches et pauvres, rires et pleurs, et approbation et relégation sociale traduit les angoisses qui traversent notre monde aujourd’hui.
D’abord, cette opposition binaire et facile entre pauvreté et richesse jette la lumière sur un immense sentiment d’injustice vécu par nombre de nos concitoyens. 26 personnes possèderaient autant que la moitié de l’humanité, 3,5 milliards d’êtres humains, dénonce l’ONG Oxfam de manière absolument contestable et caricaturale. Et tout le monde de s’indigner. Parlez ISF ou salaire de Carlos Ghosn et vous verrez le ressentiment et la jalousie prendre le dessus sur toute autre considération fut-elle rationnelle. Tout écart de salaire, toute différence de patrimoine sont vécus par principe comme injuste et illégitime ou tout au moins suspect. Sentiment d’injustice et envie dominent les rapports humains. Angoisse.
La seconde opposition entre pleurs et rires permet, elle, de pointer une autre idéologie dominante du moment. Celle qui refuse toute frustration, toute souffrance, tout effort comme illégitimes par principe. Le seuil de tolérance à la souffrance s’est abaissé de manière drastique pour devenir en-soi insupportable et inadmissible. Les thérapies du bonheur et du bien-être font florès et c’est une véritable injonction à la réussite qui s’impose à nous. Un business juteux se développe sur ce terreau à base de développement personnel et de coaching. Tout ce qui relève de la frustration et de l’obstacle doit être éliminé de nos vies. On nous affirme que notre désir fait loi et rien ne doit s’y opposer. Et même dans les Eglises, vous vous devez d’être heureux… et si possible de le montrer aux autres. Le refus de la souffrance est tel qu’il nous pousse chaque jour un peu plus dans les bras des végans qui nous culpabilisent d’utiliser les animaux pour subvenir à nos besoins. L’obligation de réussir sans souffrir domine nos vies. Angoisse.
La dernière opposition pointée par Jésus se joue entre l’approbation et la détestation. Je ne sais pas si vous avez suivi comme moi cette nouvelle affaire qui secoue le petit monde des réseaux sociaux mais la « Ligue du LOL » me semble tout à fait emblématique de cette 3ème angoisse qui nous traverse tous. Certains jeunes journalistes se sont ligués pour injurier, railler, ridiculiser, harceler celles et ceux qui avaient le malheur de ne pas leur plaire (trop féministes, trop juives…) Nous vivons dans une culture du selfie qui réassure le moi narcissique en quête de lui-même, comptabilisant le nombre de « like » sur les réseaux sociaux, pris dans une quête éperdue de visibilité et de reconnaissance, et dans l’obligation d’être dans la lumière pour exister aux yeux des autres. La quête de reconnaissance est un puits sans fond qui engloutit nombre de nos concitoyens. Angoisse.
Triple angoisse donc pointée très justement par l’Evangile du jour… Mais est-ce un simple constat fait par Jésus pour nous aider à voir clair et qui ne prétend à rien d’autre que décrire notre réalité ? Ou est-ce que la Parole de Jésus relève d’un acte de langage performatif qui provoque ce qu’il déclare en essayant de changer une situation inacceptable ? En clair : ça change quoi quand Jésus prononce ces mots pour nous ? Vous êtes heureux, vous les pauvres, parce que le Royaume de Dieu est à vous…
Une 1ère manière de recevoir cette parole de Jésus serait d’y voir la promesse d’un retournement de situation selon le principe bien connu : les premiers seront les derniers (Matt 20,16). Mais, sincèrement, n’est-ce pas une consolation un peu facile qui essaie de faire accepter le scandale des injustices subies ici et maintenant pour une consolation future bien hypothétique et aléatoire ? Et puis, plus grave encore, pensons-nous sincèrement que Jésus puisse flatter le ressentiment et le désir de revanche des pauvres face à l’injustice en les laissant croire que tout se paie un jour ou l’autre, dans ce monde ou dans un autre ?
Une 2de lecture nous invite à recevoir cette parole de Jésus comme un appel à faire de la place pour Dieu dans notre vie. Selon le principe physique incontestable que rien ne peut entrer dans une bouteille pleine, il convient de faire de l’espace, du vide, du manque, de la pauvreté dans notre vie pour que Dieu puisse prendre sa place. L’éloge de la pauvreté ne serait alors qu’un appel à mettre sa foi au bon endroit en renonçant à la toute-puissance, au plein. Dans cette manière de comprendre la parole de Jésus, la décroissance est une étape préalable incontournable comme la mort est nécessaire à la résurrection, le carême avant Pâques, le Ramadan avant la fête de l’Aïd.
Moi j’entends cette parole autrement. Je la reçois comme un appel à suivre le Christ sur ce chemin de la pauvreté. Suivre le Christ, c’est accepter de n’avoir rien d’autre que lui et lui seul. Ni certitude, ni savoir, ni pouvoir, ni expérience spirituelle, ni expertise théologique. Cela ne signifie pas que nous devrions tout abandonner. Cela signifie juste que tout ce que nous avons et tout ce à quoi nous apportons intérêt ou accordons valeur ou importance, tout cela va disparaître, va mourir, va être perdu. Suivre le Christ, c’est accepter de n’avoir que lui jusqu’au bout jusqu’à la Croix ! C’est ça la foi : la perte de tout ce qui pourrait avoir de l’importance à nos yeux… Et dans cette perte justement réside notre victoire. Là où le monde voit la pauvreté, nous nous sentons riches, là où le monde voit un échec, nous crions victoire. Je fais miens ces mots de l’apôtre Paul : Pour gagner le Christ et pour être uni à lui, je considère toutes ces choses-là comme des ordures. (Philippiens 3,8)
Passons aux exercices pratiques : quelle est ton angoisse demande le Christ ? L’injustice et la richesse ? L’obligation de réussir ta vie ? La quête de reconnaissance ? Nous sommes comme le jeune homme riche (Marc 10,17-22) qui a tout pour lui. Le gendre idéal : jeune, riche, bonne volonté et envie de bien faire, fidèle et engagé, il aime le Christ et le Christ l’aime. Et pourtant il est en échec et il s’en va tout triste. Avec la meilleure volonté du monde, il ne peut pas apporter ce qu’il n’a pas… Et rien de ce qu’il a n’est utile dans le royaume : on n’a jamais vu un coffre-fort suivre un corbillard ! Abraham, lui, a accepté de perdre son fils : il n’a rien et il le sait. Seul l’appel compte. Peut-être que le moment est venu de regarder le monde en face : nous allons tout perdre et notre Eglise va mourir c’est une certitude. Aucun découragement à l’horizon : nous allons enfin pouvoir être pauvres et voyager léger en suivant le Christ sur le chemin de la foi. Dans le monde, vous allez souffrir, dit Jésus dans son discours d’adieu à ses disciples, mais soyez courageux, j’ai vaincu le monde. (Jn 16,33) Nous n’avons besoin de rien parce que nous avons tout. Par la foi nous sommes déjà dans le Royaume !!! C’est cela la prédestination. Amen.
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