Faut-il se méfier des religions ?

Textes bibliques : Malachie 2, 1-4, 1 Thessaloniciens 2, 5-12 , Matthieu 23, 1-12

Prédication :

Regardons les choses en face, le monde a un problème avec la religion. Antisémitisme toujours vivace ici ou là, peur et rejet viscéral vis à vis de l’islam un peu partout, « christianisme-bashing » dans la vieille Europe et persécution des chrétiens en Orient : d’une manière ou d’une autre, toutes les religions se sentent stigmatisées. Comme des vases communicants, on constate dans le même temps une montée des fanatismes et des fondamentalismes d’un côté et de l’autre une sécularisation galopante, une désaffection voire désaffiliation de la majorité silencieuse (on ne baptise plus ses enfants) quand on ne subit pas une laïcité crispée qui tend à exclure toute expression religieuse de l’espace public… Ne faisons pas semblant de ne pas le voir : le monde a un problème avec la religion. Et en lisant les textes du jour qui nous sont proposés pour ce dimanche, j’ai le sentiment que le problème en question n’est pas récent.

Livre de Malachie : Maintenant, à vous, prêtres, cet avertissement : si vous n’écoutez pas, si vous ne prenez pas à cœur de donner gloire à mon nom, dit le Seigneur de l’univers, je lancerai contre vous la malédiction et je maudirai vos bénédictions. Un peu plus loin, le prophète parlera d’imposture, de falsification de l’enseignement, de manque d’intégrité, de décisions partiales, de perversion et de destruction de l’alliance…

De son côté, quand Paul écrit aux Thessaloniciens (sans doute le plus ancien écrit du NT), c’est pour se différencier de ceux qui usent de paroles flatteuses pour faire passer leur message avec des arrière-pensées de profit, ceux qui cherchent les honneurs en profitant et en abusant de leur qualité d’apôtres du Christ pour imposer brutalement leur autorité et pour se faire entretenir par la communauté. Au contraire, écrit-il pour se démarquer, nous avons été au milieu de vous pleins de douceur, comme une mère réchauffe sur son sein les enfants qu’elle nourrit.

L’écho est le même dans la bouche de Jésus pour dénoncer devant la foule l’emprise malsaine et abusive des scribes et pharisiens qui disent mais ne font pas… Allant jusqu’à les maudire : Malheureux êtes-vous scribes et pharisiens hypocrites, vous qui fermez devant les hommes l’entrée du Royaume des cieux.

Il me paraît nécessaire de prendre le temps d’essayer de discerner le fond du problème. Est-ce l’idée de religion en-soi qui est perçue comme dangereuse et dont il faudrait se débarrasser par l’éducation des ignorants ou, à tout le moins, en la cantonnant dans la sphère privée ? Ou alors est-ce un certain discours théologique qui apparaît comme mortifère et qu’il faudrait au minimum réformer, reformuler, traduire, transformer ? A moins que ce ne soit les ministres des cultes eux-mêmes qui constituent le cœur du problème avec leurs abus de pouvoir et leurs comportements inadmissibles ? Reste aussi la possibilité que ce soient les Eglises qui créent la souffrance (comme le disait un humoriste récemment : « Je n’ai rien contre Dieu, j’ai juste du mal avec ses clubs de supporters ») ?

C’est un cliché classique, asséné comme une vérité indiscutable, que les religions sont les plus grands pourvoyeurs d’obscurantisme, de conflits, de persécutions, d’inquisition, de croisades et de violence de l’histoire de l’humanité. Même si cela est parfaitement faux au regard des chiffres qui comptabilisent les morts imputables aux uns et aux autres (sauf à considérer le nazisme et le communisme comme des religions), il vous suffit d’écouter Michel Onfray déverser sa haine des religions (ou si vous avez du temps à perdre en lisant son Traité d’athéologie)[1] pour entendre celui qui se revendique disciple de Nietzsche (fils de pasteur luthérien !) : la religion serait par essence violente de par sa prétention à détenir la Vérité, soit de manière exclusive (par une sorte de pensée circulaire qui affirme « J’ai raison donc vous avez tort ») soit de manière inclusive (par absorption des autres dans des pensées hautement théologiques du genre « On a tous le même bon dieu »). Nietzsche affirmait dans La Généalogie de la morale que la nature de la religion est violente parce qu’elle est fondée sur le ressentiment et l’esprit de vengeance des faibles contre les forts, des pauvres contre les riches. Il évoque à ce sujet le « coup de génie du christianisme » qui, en développant une théologie du sacrifice (« Dieu lui-même s’offrant en sacrifice pour payer les dettes de l’homme, Dieu se faisant payer lui-même par lui-même »)[2], a promu la haine du monde et de la vie, le rejet du plaisir et le soupçon permanent posé sur la sexualité. La critique est rude mais, il faut avouer qu’elle touche juste parfois. C’est sur cet arrière-fond antireligieux qu’est née l’école laïque portée par des protestants comme Guizot ou Buisson. Je ne résiste pas à la tentation de vous citer ce dernier. Pour Ferdinand Buisson, Directeur Général de l’Enseignement Primaire pendant 17 ans, l’école laïque doit devenir « Un lieu de libération des consciences au moyen de la Raison [pour] refaire la société par l’individu, conquérir la République homme à homme, citoyen par citoyen pour forger l’esprit public, la conscience nationale, l’âme de la France et de la République »[3].

C’est vrai, il arrive que la religion fonctionne de manière perverse. Mais est-ce la nature même de la religion qui est en cause ou faudrait-il plus justement pointer un certain discours théologique qui pose problème ? C’est ce que pense John D. Caputo, un théologien américain très populaire en ce moment qui, prenant appui sur les travaux du philosophe français Jacques Derrida, a entrepris un grand travail de déconstruction du discours théologique. A ses yeux, la religion est violente parce qu’elle est prise dans le jeu du pouvoir et de la puissance, basée sur la compétition des uns contre les autres. Je le cite : « Combien de fois le « Règne de Dieu » n’a-t-il pas été le synonyme d’un règne d’une terreur de nature théocratique ? Qu’y a-t-il de plus violent que la théocratie ? Quoi de plus patriarcal et de plus hiérarchique ? Quoi de plus autoritaire, de plus inquisitorial, misogyne, colonialiste, militariste, terroriste ? »[4] Pour sortir la théologie de la violence, il n’y a, selon lui, pas d’autre solution que de retirer à Dieu sa toute-puissance et ses attributs de pouvoir. Il faut changer de discours sur Dieu, changer de « théo-logie » pour quitter l’onto-théologie platonicienne et la métaphysique de la puissance de l’Etre qui impose sa force : « Le Dieu de la religion et de la théologie forte est une idole, une image gravée, un instrument de pouvoir institutionnel, d’un autoritarisme hiérarchique et d’un facteur de division confessionnelle et identitaire. »[5] et un peu plus loin : « Je ne pense pas à Dieu comme à quelque être supérieur qui dépasse en savoir, en volonté, en action, en puissance et en réalité toutes les entités d’ici-bas… »[6] Pour lui, la théologie de la Croix est une théologie de la force faible, la seule théologie possible pour sauver le nom de Dieu de l’emprise du pouvoir et de la puissance pour la mettre sur le terrain de la fragilité et de la faiblesse assumée.

Oui, c’est vrai, il arrive que la religion fonctionne de manière perverse. On peut le penser mais il serait sans doute beaucoup plus juste de dire qu’il arrive que la religion (les religions !) constitue aussi un refuge pour ce qu’il est convenu d’appeler des pervers narcissiques. Et cela a le don de mettre Jésus en rogne. Sainte colère donc de Jésus dans l’Evangile de Matthieu, contre les tartuffes de tout poil qui usent et abusent de la religion comme d’autres usent et abusent de leur position dominante pour harceler les femmes ou abuser des enfants. Et de même qu’il ne faudrait pas accuser les femmes agressées d’avoir provoqué de leur agresseur (Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir… Et couvez ce sein que je ne saurais voir ! dit Tartuffe à Dorine[7]), il serait mal venu d’accuser les religions en général d’être responsables d’avoir été abusées par ceux qui s’en servent pour assouvir leur propre jouissance. Je dis « ceux » parce qu’il faut avouer qu’il s’agit bien souvent de représentants de la gent masculine. Je ne peux pas m’empêcher de penser ici aux prêtres pédophiles comme à Tariq Ramadan, sinistre personnage dont je vois la chute avec bonheur. C’est bien de cela dont il est question dans l’invective de Jésus. S’adressant aux foules autant qu’à ses disciples, Jésus s’emploie à démonter les ressorts internes, à dévoiler le fonctionnement du pervers narcissique pour nous apprendre à discerner d’où vient le danger, dressant un tableau clinique tout à fait édifiant, presqu’un cas d’école à consigner dans tous les bons manuels.

Assis sur la chaire de Moïse, ils abusent de leur autorité et de la Loi pour culpabiliser leur proie et asseoir ainsi leur pouvoir sur elle. La victime se pense coupable, le bourreau se pose en victime, et le piège se referme… Ils disent et ne font pas tandis qu’ils exigent de vous une perfection et une pureté (concernant l’argent, le sexe, le pouvoir, la fidélité ou les travaux ménagers, suivant d’ailleurs en cela leur propre faille tant il est vrai qu’on ne parle jamais que de soi-même) qui ne fera qu’augmenter votre sentiment d’impuissance et votre fascination pour le gourou. Parce que leur plaisir réside justement dans ces charges lourdes difficiles à porter qu’ils mettent sur les épaules des gens : que vous vous sentiez dévalorisés rehausse d’autant leur prestige. C’est là, sans doute, que réside le nœud du problème, dans cette manière qu’ils ont d’être obnubilés par la valorisation de leur propre image sociale : être vus des gens, avoir la première place dans les dîners, être assis au premier rang dans les synagogues, être salués sur les places publiques, être appelés maître, docteur ou Rabbi. Les autres n’existent pas à leurs yeux, ils ne sont que comme des objets, instrumentalisés au service du renforcement de leur égo pathologique. Seul compte leur besoin maladif de reconnaissance.

Par sa critique féroce de tous les tartuffes, l’Evangile de Matthieu fait œuvre salutaire pour la foule et pour ses disciples de la même manière qu’on peut penser que la laïcité offre un garde-fou salutaire à la société face aux tentations hégémoniques des religions. Selon la maxime de Montesquieu, quiconque a du pouvoir est porté à en abuser[8]. Dès lors, le seul remède envisageable consiste à en limiter la concentration en consacrant la séparation et la balance des pouvoirs. Ce principe fonde la démocratie et la Constitution des Etats Unis d’Amérique depuis son origine en 1787.

A sa manière, l’Evangile emprunte le même chemin libérateur. Et il le fait en deux temps : discerner le problème avant d’ouvrir la voie de la libération. Pour comprendre le problème, il faut se garder d’essentialiser la question : comme pour l’alcool, ce n’est pas la nature de la religion qui est en cause mais bien son usage. Il ne sert à rien de se construire un ennemi qui s’appellerait « la ou les religions » comme d’autres parlent des juifs, de l’islam, du grand capital, ou de la technique. Il faut au contraire remettre de l’histoire, du temps long, de l’évolution possible. Si en ce moment nous avons un problème avec l’islam, il faut lui accorder que la fin de l’histoire n’est pas encore arrivée et que les théologiens, historiens, croyants de cette religion n’ont pas encore dit leur dernier mot. Jésus ne dénonce pas le judaïsme en-soi mais il pointe la responsabilité des scribes et pharisiens. En même temps il ne faudrait pas tomber dans la naïveté de ceux qui refusent de voir le problème : il y a bien une difficulté autour de la question du pouvoir, de l’autorité et du besoin de reconnaissance de ceux qui utilisent la religion pour se valoriser. Le problème est donc réel et il est situé dans le cœur de l’homme. C’est là qu’il faut porter le fer pour essayer de trouver la voie.

Et vous… dit Jésus, le seul moyen de vous prémunir consiste à trouver votre juste place et à essayer de garder présent à l’esprit un des principes fondateurs de la Réforme : Dieu seul est Dieu, Soli Deo Gloria. Sa place n’est pas vacante et aucun être humain n’a autorité pour s’asseoir sur le trône du Maître. Personne devant qui plier le genou. Personne pour plier le genou devant nous. Puissions-nous toujours rester lucides et amusés devant les quêtes insensées pour les feux de la rampe, les selfies, les titres et les décorations, les hiérarchies et les phénomènes de cour. N’oublions jamais qu’à vouloir voler trop près du soleil, Icare s’est brûlé les ailes. Reconnaître la place de Dieu signifie que la solution ne se fera pas SANS la religion pour la bonne et simple raison que d’une manière ou d’une autre, si on ne lui oppose pas un frein puissant, l’être humain va toujours chercher à prendre la place de Dieu. D’où l’interpellation des pasteurs qui portent une responsabilité alourdie dans ce domaine : Jésus interpelle tous les responsables religieux en les ramenant vers la notion de service : « Qui es-tu en train de servir ? N’es-tu pas en train de TE servir de la religion pour TE construire une image idéale de toi en abusant de l’autorité que je t’ai confiée ? » Jésus nous ramène donc au cœur du problème en dévoilant sa dimension spirituelle. Le problème n’est pas le pouvoir en soi, ni la religion en soi : le problème est dans le cœur de l’homme qui cherche à prendre la place de Dieu. Pour vous, ne vous faites pas appeler « Maître » car vous n’avez qu’un seul Maître et vous êtes tous frères. N’appelez personne sur la terre votre « Père », car vous n’en avez qu’un seul, le Père céleste. Ne vous faites pas non plus appeler « Docteur », car vous n’avez qu’un seul docteur, le Christ. Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé. Parole de Dieu. Amen !

[1] Michel Onfray, Traité d’athéologie, Le livre de poche, 2006.

[2] Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, Deuxième dissertation, § 21.

[3] Cité par Vincent Peillon, Une religion pour la république, Seuil, 2010.

[4] John D. Caputo, La faiblesse de Dieu, Genève, Labor et Fides, 2016, p.65.

[5] ibid., p.69.

[6] ibid., p.73.

[7] « Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir. (…) Couvrez ce sein, que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées. » Molière, Le Tartuffe, III, 2, (v.859-862)

[8] « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser : il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites […] Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XI, chap. IV.