Ecoutez bien !

 

Texte biblique :  Luc 6, 27-38

 « Car il est bon, lui, pour les ingrats et pour les méchants ». V. 35

Il y a des paroles de Jésus qu’il vaudrait mieux ne jamais avoir entendu, tant elles sont scandaleuses. D’une manière générale, quand nous les lisons, notre regard glisse délicatement par dessus, comme si nous ne les avions pas vues. Ou bien, si notre œil s’est malencontreusement laissé arrêter par l’une d’elles, nous nous débrouillons pour éviter de trop réfléchir à son sens : Le meilleur moyen d’aimer ses ennemis n’est-il pas au fond de ne pas en avoir du tout ? Le meilleur moyen de faire du bien à ceux qui nous haïssent et de bénir ceux qui nous maudissent n’est-il pas finalement de se rendre aimable à tous, de manière à ne laisser aucune prise à la haine ?

Débrouillons-nous pour ne susciter aucune envie de la part de nos semblables, et jamais personne ne sera tenté de nous calomnier ! Marchons à l’ombre et rasons les murs de suffisamment près, et jamais nous n’aurons à tendre ni la première ni la deuxième joue ! Ça n’est déjà pas si facile d’aimer ceux qui nous aiment. Il peut y avoir des amitiés qui dérangent ou nous compromettent. Quant à prêter de l’argent à des amis, tous ceux qui se sont livrés, avec bonheur ou non, à ce dangereux exercice savent combien c’est une épreuve redoutable pour les amitiés mêmes les plus fidèles. Est-ce à dire que nous sommes plus pécheurs que les pécheurs ? Il faut croire…

Pour peu qu’il en médite le sens profond et qu’il mette la considération de sa propre existence en regard des exigences inouïes qu’elles formulent, c’est la conclusion à laquelle sera conduit l’auditeur attentif de ces paroles de Jésus. Mais des paroles que nous avons entendues, les moins audibles sont certainement les deux que voici.

  • Le scandale de la première est évident : si Dieu est bon pour les ingrats et pour les méchants, allez vous étonner après cela que tout aille à vau-l’eau sur notre pauvre planète ! Ce dont nous avons besoin, c’est d’un Dieu qui terrorise les méchants et les dissuade de nous nuire. N’est-ce pas la crainte de Dieu, ou du gendarme, qui est le commencement de la sagesse ?
  • Le scandale de la seconde est plus subtil : « Comme vous voulez que les hommes agissent envers vous,   agissez de même envers eux ». Voilà une parole qui semble frappée au coin du bon sens. Tout irait pour le mieux si elle n’était pas précédée d’exemples propres à susciter l’inquiétude : « A qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre. A qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique. A quiconque te demande, donne et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas ». Ces exemples interdisent toute esquive.

Certes, s’il s’agissait seulement, comme m’y invitent les dix commandements (les dix paroles), de ne pas regarder dans l’assiette de mon voisin et de ne pas y mettre la main, je pourrais en retour espérer que mon voisin fasse de même à mon égard et me laisse jouir tranquillement du bien que Dieu m’a accordé sur cette terre. S’il s’agissait seulement de ne pas m’ériger en juge de mon prochain, je pourrais en retour espérer échapper à son jugement. S’il s’agissait seulement d’être complaisant à l’égard des autres, je pourrais en retour m’estimer quitte à leur égard.

Mais ça n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Si Jésus me demande de tendre la seconde joue quand j’ai été frappé sur la première, c’est parce qu’il sait que, quand la fureur me prend de corriger quelqu’un, je suis en général parti pour lui retourner une paire de gifles plutôt qu’une seule. Le « passage à tabac » et le « bizutage » sont des sports interdits par la loi, mais ils montrent assez jusqu’où peut aller notre sauvagerie à l’égard de ceux de nos semblables que nous tenons à notre merci. Si Jésus me demande de donner ma tunique à qui m’a arraché mon manteau, c’est parce qu’il sait que ma cupidité et ma convoitise n’ont pas plus de limites que celles de mon prochain. Et si mon souhait le plus cher et le plus obscur, c’est que les autres hommes se rendent à ma merci et me laissent me saisir de leur bien, alors il ne me reste, à moi aussi, qu’à me laisser tondre la laine sur le dos, saigner tout vif et manger la viande sur pied. La double mesure au moyen de laquelle nous sommes jugés, la voilà : celle dont nous nous servons et qui servira aussi pour nous. D’un côté, les paroles de Jésus nous rabaissent au rang de ces méchants dont nous souhaiterions que Dieu les terrorise ; de l’autre, elles exigent de nous que nous portions sur nos frêles épaules le joug de la scandaleuse bienveillance de Dieu à l’égard des méchants et des ingrats. Si l’homme est un loup pour l’homme, il est en même temps une proie pour lui-même.

Nous voilà contraints de reconnaître la déchéance radicale de notre condition humaine, déchéance faite à la fois de méchanceté profonde et d’innocente fragilité. Voilà aussi le sens de la loi, sa raison d’être, son accomplissement. Quand, dans les dix commandements (les 10 paroles), Dieu nous interdit, concrètement et au cas par cas, d’avoir d’une part des visées sur le bien de notre prochain et, d’autre part, d’employer les moyens les plus expéditifs pour nous en saisir, il suspend le jugement auquel notre méchanceté nous condamne. Cette suspension nous protège provisoirement des effets catastrophiques de notre méchanceté. Transgresser ces commandements, c’est s’abandonner soi-même aux forces chaotiques de la cupidité et de la convoitise. Transgresser ces commandements, c’est accepter le retour à la barbarie. Transgresser les commandements, c’est se mettre soi-même sous le coup de la condamnation et de la colère de Dieu. La loi nous révèle le mal dans lequel nous sommes englués et dont nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle. Associée à la crainte de Dieu, la loi nous protège du pire. Mais jusqu’à quand résistera-t-elle à la poussée de notre méchanceté ? La crainte de Dieu suffira-t-elle à la faire respecter ?

Il y a au moins une chose que ni la loi, ni la crainte du gendarme, ni celle de Dieu n’accomplissent : c’est changer notre cœur en profondeur ; c’est nous offrir une nouvelle chance de ne plus craindre ni l’approche de Dieu, ni celle du prochain ; c’est nous replacer dans une relation de confiance durable avec Dieu et avec les autres. Tant que cela n’est pas accompli, nous restons sous le coup du jugement et sous la menace de la colère de Dieu. Tant que cela n’est pas accompli, nous sommes toujours susceptibles de nous laisser nous-mêmes engloutir par le chaos de notre méchanceté. Nous offrir une nouvelle chance de ne plus craindre ni l’approche de Dieu ni celle du prochain, nous replacer dans une relation de confiance durable avec Dieu et avec les autres, un homme a accompli cela parfaitement ; il en a acquis la gloire d’être appelé Fils du Très-Haut. Cet homme nouveau, c’est Jésus : sur la croix, il assume totalement notre déchéance humaine ; il manifeste ainsi la bienveillance inespérée de Dieu à l’égard de notre humanité vouée à la perte. Jésus, figure accomplie de ce Dieu bon pour les ingrats et pour les méchants ; fils prodigue d’un Père généreux qui donne et qui se donne au delà de toute mesure. Tel est le scandale inouï de l’Evangile qui nous sauve. Si tant est que nous soyons capables de l’entendre et d’en accepter l’augure, que pouvons-nous faire de cet Evangile dans un monde qui reste à l’évidence soumis à la méchanceté et au chaos ?

Après nous avoir fait passer en jugement, après nous avoir donné soif de la grâce, après nous avoir amené à comprendre qui était Jésus-Christ pour nous, les scandaleux impératifs de Jésus ont-ils épuisé tous leurs effets ? En partie grâce à eux, nous voilà convaincus que Dieu a pris l’initiative de se réconcilier avec nous, en dépit de notre ingratitude et notre méchanceté, gratuitement et sans condition. La mesure peut-elle être plus tassée, plus secouée et plus débordante que cela ? Ne nous suffit-il pas désormais d’avancer dans la vie en paix avec Dieu ? Ne nous suffit-il pas d’emboîter les pas de Jésus sur le chemin de la confiance et de la générosité ? Que leur demander de plus, à ces impératifs inouïs, sinon de nous inviter toujours à nouveau à croire, pour nous-même et pour les autres, en l’inouï miracle de la générosité sans mesure de Dieu ? Ici, plus de loi ni d’obligation, mais simplement le pan d’un manteau qui déborde. Ici, pas de devoir ni de commandements, mais l’ouverture d’une impossible possibilité : celle de laisser déborder de nos vies les miettes de la générosité du Père.

Amen

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