La parole de l’Eternel fut adressée à Abram : « Contemple le ciel et compte les étoiles, si tu peux les compter. Telle sera ta descendance. » Gn 15, 5
Gn 15, promesse à Abram et à sa descendance
Je relis volontiers avec vous les versets 1 à 4 de ce même chapitre 15 du livre de la Genèse :
1Après ces événements, la parole de l’Éternel fut adressée à Abram dans une vision en ces termes : Sois sans crainte, Abram ! Je suis moi-même ton bouclier, et ta récompense sera très grande. 2Abram répondit : Seigneur Éternel, que me donneras-tu ? Je m’en vais sans enfants, et l’héritier de ma maison, c’est Éliézer de Damas. 3Il ajouta : Tu ne m’as pas donné de descendance, et celui qui est né dans ma maison sera mon héritier. 4Mais l’Éternel lui adressa la parole et dit : Ce n’est pas lui qui sera ton héritier, mais bien celui qui sortira de tes entrailles qui sera ton héritier.
Et nous arrivons au verset qui, sous l’action de l’Esprit Saint, va orienter le sens de cette prédication. Je lis :
5Il le mena dehors et dit : Contemple donc le ciel et compte les étoiles, si tu peux les compter. Il ajouta : Telle sera ta descendance. 6Abram crut en l’Éternel qui le lui compta comme justice.
« Contemple le ciel et compte les étoiles, si tu peux les compter. Telle sera ta descendance. » Gn 15, 5
Parole étrange, déroutante. Qui peut compter les étoiles ? C’est impossible. Personne ne le peut. Même pas le plus savant des astrophysiciens. Tout au plus peut-on se livrer à des estimations, des probabilités. Mais compter les étoiles, en trouver le chiffre exact, ça c’est impossible. Alors que veut dire Dieu quand il compare la descendance d’Abraham à cette multitude d’étoiles qui ne peuvent pas être dénombrées ? L’Eternel dit justement à Abram que cette descendance qui lui a été promise, personne ne peut en calculer le chiffre. Les pourcentages, les statistiques, les estimations, les probabilités, les quotas, les programmes : rien de tout cela n’a le pouvoir de calculer la vie que Dieu donne. Cette vie échappe radicalement à toute forme de calcul. Il y a un mot dans le NT pour qualifier cette idée. C’est un mot magnifique : surabondance. On le trouve dans les lettres de Paul.
La vie que Dieu donne est surabondante : rien ne peut la contenir, rien ne peut l’enfermer. C’est une manière de dire que devant Dieu nous recevons une identité qui échappe à toutes les explications, à toutes les images et à toutes les idées que nous pouvons en avoir.
Devant Dieu, grâce à Dieu, je suis plus, infiniment plus, que ce que les discours et les calculs humains peuvent dire.
La surabondance qui accompagne la promesse fait que je suis toujours Autre que ce que dit la société. Personne ne peut prétendre détenir le savoir absolu sur mon identité véritable. Personne ne peut m’épingler dans une définition – vous savez, comme ces papillons cloués sur le tableau du collectionneur.
Dans la promesse de Dieu, je reçois la certitude que mon identité ne peut pas être réduite au savoir que les autres en ont. Personne ne peut prétendre savoir qui je suis véritablement. Personne ne peut prétendre mettre la main sur la vérité de ce que je suis. A vrai dire, même moi, je n’ai pas à m’enfermer moi-même dans une image à laquelle je devrais correspondre à tout prix sous peine de ne plus exister. Devant Dieu, je n’ai pas à correspondre à une image, quelle qu’elle soit, parce qu’aucune image ne peut représenter complètement la vérité de « qui je suis ».
Oui, la promesse de Dieu nous fait vivre dans la surabondance de son amour. Cela nous donne une très grande force, surtout à notre époque. Car cela nous permet de résister à toute forme d’exploitation par les statistiques, résister à toute forme d’asservissement par les chiffres. Nous n’avons pas, en tant qu’enfants de Dieu, à vivre en esclaves des bilans, des pourcentages ou des expertises de toutes sortes. Nous demeurons pour nous-mêmes un mystère et une grâce. Et c’est là la source de notre véritable liberté. Notre liberté, c’est que notre identité véritable appartient au secret de Dieu. De cette manière, non seulement nous sommes libres par rapport à toute forme de discours qui voudrait avoir le dernier mot sur nous, mais encore nous sommes appelés à témoigner de cette liberté auprès des autres. Nous le savons bien, notre société a fait sa loi de toutes sortes de calculs et de statistiques. Malheur à celui qui ne rentre pas dans les cases définies par la politique ou par l’économie !
On expulse des étrangers, non pas parce qu’ils ont commis des crimes, mais parce qu’il y a des quotas… et on nous explique, en toute bonne foi, que ce sont les chiffres qui décident ! Les chômeurs se retrouvent à la marge parce qu’ils ne correspondent pas aux critères économiques définis à grand coups de diagrammes et de pourcentages… pour la grande religion de la consommation, ils ne sont que de vulgaires hérétiques ! Et que dire des malades, des handicapés ou des personnes âgées, tous ces gens qui osent contrevenir, par leur seule existence, au sacro-saint commandement de la performance, de la santé et de la jeunesse éternelle… Chaque époque a ses esclavages, et nous aurions grand tort de nous croire plus libres que les générations qui nous ont précédées. Non, du point de vue des puissances qui gouvernent le monde, nous ne sommes pas libres.
Les Anciens croyaient au Destin : ils croyaient que la vie d’un homme était écrite d’avance et qu’il n’y avait qu’à se plier au cours inexorable des choses. On appelait ça, entre autres, le fatum – la fatalité. Nous aurions tort de nous moquer d’eux en les jugeant arriérés. Nous aussi nous croyons au Destin, même si nous disons ça avec d’autres mots. Nous laissons les chiffres gouverner nos vies. Nous n’utilisons plus le mot Destin, mais nous le remplaçons par « rentabilité », « productivité », « réussite »… Sois performant, ou tu seras laissé pour compte. Sois un gagnant, ou crève dans ton coin. C’est dans l’ordre des choses. C’est la loi du monde.
Eh bien parlons-en, de la loi du monde ! Justement, l’identité que nous recevons de Dieu, elle est hors-la-loi par rapport à l’ordre de ce monde. Qui je suis, devant le Dieu de la promesse, ça ne peut pas être mesuré, dénombré, comptabilisé. Ne dit-on pas : « quand on aime on ne compte pas » ? Eh bien, quand Dieu aime – et Dieu n’est qu’amour – il ne compte pas. Devant lui nous sommes libres par rapport à tous les chiffres, tous les pourcentages et toutes les statistiques. Nous sommes aimés par Dieu d’un amour sans mesure, et invités à notre tour à aimer sans mesure. C’est impossible par nos propres forces, bien sûr. C’est pourquoi il nous faut nous en remettre à Dieu, qui peut bien au-delà de ce que nous pouvons. La liberté des enfants de Dieu leur permet de résister à la domination et au contrôle des pouvoirs de ce monde. Résister comment ? Pas en prenant les armes ou en créant un parti politique, non. Résister par la foi. Résister par la certitude que devant Dieu nous sommes reconnus au-delà de toute reconnaissance. Oui, devant Dieu nous sommes plus, infiniment plus, que ce que dicte la sagesse du monde, aussi incontestable puisse-t-elle paraître. Non, la toute-puissance des chiffres, l’omniscience des statistiques et l’irréfutabilité des tests ADN n’ont pas le pouvoir de dire le tout de ce que nous sommes. Il y a en nous du mystère, qui nous permet de résister à la logique désespérante de la transparence.
Et pour nous chrétiens, c’est en Jésus-Christ que nous trouvons la force de ne pas nous laisser réduire en esclavage par la loi du nombre. Le Christ appelle chacun à demeurer pour lui-même un mystère et une grâce. En mettant notre confiance dans son appel, nous pouvons vivre dans la certitude qu’aucun pouvoir de ce monde ne peut nous transformer en numéros. Et justement, ce n’est pas un numéro que nous recevons par la foi en Jésus. C’est un nom. Chacun de nous est appelé, connu, nommé, adopté
Dans le livre de l’Apocalypse il est écrit : « Au vainqueur – entendez : à celui qui croit – je donnerai de la manne cachée et un caillou blanc ; sur ce caillou est écrit un nom nouveau que personne ne connaît, sinon celui qui le reçoit ». Ap 2, 17
Frères et sœurs, puissions-nous, chacun à notre manière, trouver dans ce nom la source de la vraie vie et de la vraie liberté.
Amen.
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