Chers frères et sœurs, l’Ecriture porte aujourd’hui d’une façon particulièrement précise l’appel de Dieu jusqu’au cœur de nos vies tant il est vrai que, comme Marthe, nous avons tendance même lorsque nous servons le Seigneur à nous en éloigner, à tout faire sauf, précisément, nous mettre à ses pieds pour entendre passivement la parole qui nous donne vie. L’Evangile nous montre, et cela n’est peut-être pas facile à entendre, qu’il y a une manière de servir le Seigneur qui consiste précisément à esquiver sa présence, à le fuir. On peut très bien, et nous le faisons souvent, se réfugier dans le service de l’institution ecclésiale, dans le service de la paroisse, dans le soin apporté à nos frères et sœurs, à nos proches, dans l’éthique et l’humanitaire… se réfugier dans tous ces services comme Jonas a fui vers Tarsis, loin de la face de Dieu. C’est un paradoxe qu’il nous faut mettre en lumière et comprendre : Marthe, en servant le Christ et ses disciples, refuse de s’assoir à ses pieds, elle accueille le Seigneur dans sa maison d’une manière telle qu’il ne peut pas lui apporter son enseignement ; son corps se meut et s’agite tandis que son cœur se ferme, accaparé – nous dit l’Ecriture – par les nombreux soucis du service. Mais cela, Marthe ne le voit pas – pas plus que nous – et il faut que le Christ l’arrête pour désamorcer ce service qui le perd de vue : Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de choses. Or une seule chose est nécessaire. Avant d’accueillir les autres, Marthe doit accueillir pour elle-même le Seigneur. Ouvrons donc nos cœurs à l’Ecriture pour que nous recevions nous aussi cet appel du Christ, au cœur de nos vies.
Rappelons donc la scène ayant à l’esprit cet enjeu. Jésus fait étape, avec ses disciples, dans un village pour se reposer, pour se restaurer mais aussi pour poursuivre son enseignement. Et Marthe, avec sa sœur Marie, a le plaisir et l’honneur de l’accueillir dans sa maison. Jésus dans la maison d’une femme, enseigne sa parole à ceux qui s’y trouvent réunis. Ne nous y trompons pas, par-delà l’événement historique ainsi dépeint, comme le redoublant, c’est une petite Eglise qui est suggérée. En effet, dans les Actes des Apôtres, écrits par le même auteur que l’Evangile de Luc, comme dans les Epîtres de Paul, les Eglises se tiennent dans des maisons, qui souvent d’ailleurs appartiennent à des femmes. Marthe en sa maison, c’est donc nous en notre paroisse, en notre Eglise, c’est nous dans notre vie chrétienne s’il est vrai que la vie chrétienne consiste à suivre Jésus en disciple et donc à l’accueillir chez soi, dans la maison de son cœur.
Or que fait Marthe dans sa maison, dans son Eglise ? Elle exerce l’hospitalité, et le fait du mieux possible. Et en apparence, sa conduite est louable. Elle sert les autres, regardant leur intérêt avant le sien. Elle ouvre sa maison, partage ses biens, donne de son temps et tout cela pour le Seigneur. On pourrait convoquer des dizaines de versets pour faire de Marthe une sainte, par exemple Paul déclare : … dans l’humilité, estimez les autres supérieurs à vous-mêmes. Que chacun de vous, au lieu de considérer ses propres intérêts, considère aussi ceux des autres. (Philippiens 2, 3-4)
Et pourtant, l’Evangile commence, doucement, par dévoiler la logique mortifère de l’abnégation de Marthe. Tandis que Marie écoute la parole du Seigneur, Marthe est absorbée par les nombreux soucis du service. Marthe est absorbée, complètement accaparée par le service qu’elle rend de sorte qu’il n’y a plus ni espace ni temps pour autre chose que le service des autres. Quel est d’ailleurs la nature de ce service ? Il s’agit de placer les convives pour qu’ils se reposent de la marche du jour, d’apporter de bons plats, de servir un bon vin, de veiller à une atmosphère joyeuse… bref de recevoir. Il s’agit donc d’un service matériel, prendre soin du corps de l’autre, mais aussi d’un service qui dépasse cela tant une bonne table réjouit le cœur de l’homme. Plaisir de manger, plaisir de boire, plaisir d’échanger. Voilà le but du service de Marthe. Cela évidemment n’est pas la fin dernière de son activité puisqu’elle reçoit son Seigneur : elle sait qu’à table, le Seigneur enseigne. Mais son service à elle s’arrête à créer un cadre agréable pour que Jésus enseigne aux autres. Nous pouvons y voir ce que nous faisons nous-même dans nos paroisses : accueillir, servir un café, communiquer, créer des événements, veiller à la propreté des lieux, et je vous laisse continuer la liste… tout cela pour que l’Evangile soit annoncé. Et nous sommes nous aussi, parfois, absorbé par les nombreux soucis du service. Marthe n’a pas tort de bien accueillir, nous n’avons pas tort de faire de notre mieux.
Pourtant… Le souci du service de Marthe va aller jusqu’à nier sa finalité : Seigneur, tu ne te mets pas en peine de ce que ma sœur me laisse seule pour servir ? Dis-lui donc de m’aider. Marthe servait pour que l’on puisse écouter le Seigneur mais elle en vient à vouloir empêcher sa sœur de l’écouter. Paradoxalement, le service des autres avec Marthe se clôt sur lui-même et n’ouvre plus à une écoute personnelle du Seigneur. Et l’on peut – je parle au moins pour moi-même – servir sa paroisse et son Eglise jusqu’à négliger ce que fait Marie : [s’assoir] aux pieds du Seigneur pour écouter sa parole. Plus largement encore, on a pu insister sur la dimension éthique du Christianisme, sa dimension sociale, jusqu’à négliger sa dimension proprement spirituelle. On a occulté le premier commandement par le second qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même en vient à masquer tu aimeras le Seigneur de ton Dieu de tout ton cœur, de tout âme, et de toute ta pensée (cf. Matthieu 22, 34-37).
S’enfoncer dans le service des frères pour éviter de se retrouver seul devant Dieu. Tout porter soi-même, et donc demander des autres qu’ils portent tout avec nous car la tâche nous dépasse, jusqu’à oublier que Dieu seul nous porte.
A la demande de Marthe qui voulait que Jésus ordonne à sa sœur de faire le service à ses côtés, le Seigneur substitue un examen critique : Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de choses. Or une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera pas ôtée. Remarquez comment le Seigneur a besoin par sa parole de secouer Marthe, l’appelant par deux fois comme pour l’arrêter dans cet engrenage d’un service des autres devenu le tout de sa vie. Marthe, Marthe. Arrête-toi et entre en toi-même : peux-tu tout porter ? dois-tu être entièrement absorbée par ce service ? n’y a-t-il pas quelque chose de plus essentiel ? Et le Seigneur d’inverser la logique de Marthe : Marthe voulait que Marie la rejoigne, Jésus l’invite au contraire à rejoindre Marie et à se mettre à ses pieds.
L’Ecriture substitue ainsi à une hospitalité purement humaine, une autre hospitalité, une hospitalité spirituelle. L’hospitalité en esprit consiste à s’arrêter, à faire une halte dans notre quotidien pour accueillir Dieu et se mettre à son écoute. Cette hospitalité-là est pratiquée par Marie. Si Marthe met en effet son corps et ses biens au service de Jésus, Marie offre davantage et va beaucoup plus loin. En se mettant aux pieds du Seigneur, c’est-à-dire en devenant son disciple, écoutant son enseignement, elle ouvre et offre son propre cœur, sa vie entière. Elle accepte que la Parole de Dieu éclaire sa vie pour la transformer, elle se donne à Dieu.
Remarquez que le Christ affirme à propos de la démarche de Marie, une seule chose est nécessaire, Marie a choisi la bonne part. Ecoutons bien, le Christ nous dit clairement que l’attitude de Marie est nécessaire. Autrement dit, nous ne pouvons pas ne pas l’imiter, si nous voulons être disciple du Christ. Il faut que nous nous arrêtions pour nous mettre à ses pieds et recevoir sa Parole. Et cela implique, très concrètement, de lâcher du lest. Si en effet Marthe répond à l’appel du Seigneur alors le service de la table en pâtira. Si nous répondons à l’appel du Seigneur alors certaines activités de nos vies, certains pans de nos agendas s’amenuiseront ou disparaîtront… Nous trouvons toujours du temps pour ce que nous considérons nécessaire. Trouvons-nous du temps pour se mettre à l’écoute de Dieu ? Car voilà ce qui est nécessaire pour nos vies. Dieu nous rappelle l’hospitalité fondamentale que nous devons exercer dans nos vies, avant tout autre chose : celle qui consiste à accueillir Dieu en son cœur, avec empressement comme d’Abraham a accueilli le Seigneur aux chênes de Mamré, en le suppliant de venir faire de notre cœur une habitation de Dieu (Cf. Ephésiens). Reprenons la prière d’Abraham : Seigneur, si je peux obtenir cette faveur de ta part, ne passe pas, je te prie, loin de ton serviteur.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Que signifie pour nous se mettre aux pieds du Seigneur ? Chacun trouvera pour lui-même. Cependant, les Pères de l’Eglise, les Réformateurs et les pasteurs de tout temps tracent une même piste : pour retrouver l’essentiel et se placer devant Dieu, il faut lire et prier l’Ecriture. Chacun à sa mesure mais il faut laisser la Parole de Dieu interroger nos vies, il faut aller à la rencontre du Christ dans l’Ecriture et la prière. Et si cela vous intimide, allez voir votre pasteur, un frère ou une sœur plus aguerri dans cet exercice qui pourra vous aider, vous mettre le pied à l’étrier si je puis dire. Le partage biblique du jeudi a aussi cette fonction. Et il est vrai que lire les Ecritures en commun nourrit notre foi. Bref, traçons notre propre chemin mais ne passons pas à côté de cette exigence : exerçons l’hospitalité envers Dieu.
Ceci dit, nous ne pouvons pas passer sous silence une réalité évidente : si Marthe suit le conseil du Seigneur, plus personne ne servira les convives et le temps de repos et de restauration se transformera en un temps de veille et de jeûne éprouvant… Si Marthe se met aux pieds du Seigneur : le service des autres sera-t-il oublié ? Le risque serait en effet de prendre soin de soi en oubliant les autres et cette fois d’occulter le second commandement par le premier : Tu aimeras ton prochain comme toi-même sera étouffé par Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur. Mais il n’en va pas ainsi. Souvenez-vous que le service de Marthe restait dans un horizon mondain : plaisir de manger, plaisir de boire, plaisir d’échanger. Et ces choses sont bonnes, point de doute. Mais si nous avons reçu pour nous-même la Parole de Dieu, nous pourrons alors servir plus que cela à celui que nous accueillons. Au-delà du soin du corps, au-delà du moral, nous pourrons donner et servir une parole qui nourrit véritablement. Une parole de vie, venant de Dieu. Finalement, l’hospitalité envers Dieu est la condition de l’hospitalité envers les hommes et les femmes que nous rencontrons. Si nous n’avons pas reçu de Dieu, nous ne pourrons puiser que dans notre propre fond ; si nous recevons de Dieu, nous pourrons ouvrir à lui et ainsi discerner, et peut-être même réveiller, en l’autre une soif plus essentielle, plus nécessaire, la soif de Dieu. Oui l’hospitalité qui vient de Dieu a pour paradoxe de rendre plus assoiffé et plus affamé celui que l’on accueille. Mais cela est une bénédiction pour lui.
L’Ecriture le montre par la figure d’Abraham dans le récit que nous avons lu. Abraham exerce l’hospitalité envers Dieu. Dès qu’il aperçoit les hommes venus de sa part, il sort de sa tente, se prosterne, les supplie de venir chez lui. Il leur apporte le meilleur de son troupeau et de ses récoltes : un veau, du lait et de la crème, des gâteaux de farine… Abraham offre ce qu’il a de mieux pour que Dieu vienne dans son cœur. Et que se passe-t-il ? Il reçoit pour lui-même une parole de Dieu : c’est la promesse de la naissance d’Isaac. Mais cette promesse, et c’est à cela que je veux vous rendre attentif, ne constitue pas une bénédiction uniquement personnelle, égoïste car l’Ecriture dit, quelques versets après notre passage, Abraham deviendra certainement une nation grande et puissante, et en lui seront bénies toutes les nations de la terre. Abraham a su, comme Marie, retrouver l’essentiel et se mettre aux pieds du Seigneur et c’est pour cela qu’il est devenu une bénédiction pour la terre entière. De même, si nous nous mettons à l’école de Dieu, si nous cherchons dans l’Ecriture à rencontrer le Christ, si nous recevons pour nous-mêmes sa parole, nous pourrons nous-aussi apporter dans ce monde et dans notre société une parole de salut, à laquelle sera subordonné tout notre service – ce service qu’évidemment, il faudra bien continuer. Voilà le cercle de l’hospitalité que l’Ecriture nous dévoile : accueillir Dieu, se mettre à ses pieds pour ensuite être capable de donner une parole de vie à celui qui vient à nous.
Dieu est l’hôte qu’il nous faut accueillir,
Voici, dit Dieu, : je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui et lui avec moi.
A cet appel de Dieu, puissions-nous répondre par la prière d’Abraham et devenir ainsi bénédiction pour les hommes :
Seigneur, si je peux obtenir cette faveur de ta part, ne passe pas, je te prie, loin de ton serviteur.
Amen.
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