Rater sa vie ?

Lectures Bibliques : Job 1,1 – 2,10 et Marc 8,31 – 9,1

Prédication :

Je voudrais reprendre le fil de notre conversation là où nous l’avons laissé la semaine dernière. A la question « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? », il semble que nous soyons tombés d’accord pour nous réjouir avec délectation et sans aucune retenue de la valeur et de la beauté intrinsèques, constitutives, originaires de notre vie. Elles constituent en soi un capital de départ qu’on peut qualifier de réussite consacrée par le regard de Dieu qui contemple et s’émerveille devant les créatures que nous sommes. L’Eternel vit alors tout ce qu’il avait fait : c’était très bon ! dit la Genèse. Tel est le point de départ qui devrait, en principe, nous permettre de construire notre existence sur de solides fondations, tel Job, l’homme intègre et droit du pays d’Outs qui prospère à tous égards : 7 fils, 3 filles, des serviteurs bien plus qu’il n’en faut et 11 000 têtes de bétail en tout genre. Une réussite insolente qui s’étale sous le soleil : cet homme était le plus grand de tous les fils de l’Orient… Et puis, soudain tout dérape. Savoir d’où l’on part ne préjuge jamais de là où on arrive. Et si l’on débute sous la bénédiction du Très-Haut comme Job (Ne l’as-tu pas protégé, lui, sa maison et tout ce qu’il possède ?) qu’en sera-t-il à l’arrivée ? Est-il possible de « rater » sa vie ? Etend ta main, je te prie, et touche à tout ce qu’il possède dit l’Adversaire : je parie qu’il te maudira en face… A l’heure du bilan, la cinquantaine inquiète ou l’heure de la retraite sonnant, quand on en vient à faire les comptes et qu’on soupèse le pour et le contre dans la balance de notre vie, allons-nous, comme Job, jouer les grands seigneurs et déclarer bravaches : Nu je suis sorti du ventre de ma mère, nu j’y retournerai. Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris, que le nom du Seigneur soit béni ? Et si par malheur le sort s’acharne, est-ce bien vrai que, comme l’assène l’Adversaire, tout ce que possède un homme, il le donne pour sa vie mais étends ta main et touche à ses os et à sa chair et je parie qu’il te maudira en face. Chiche… Que se passera-t-il à ce moment-là ? A l’heure de l’échec cuisant quand on se rend compte qu’on a éteint ses rêves et ravalé ses ambitions ? A l’heure du malheur éreintant qui nous a tout arraché ? Ou même plus simplement à l’heure du bilan de soi, où l’on se retrouve, pauvre de tout, à prendre conscience que les cimetières sont remplis de gens indispensables et que la trace que nous laisserons dans l’histoire de l’humanité ne nous survivra pas ? Allons-nous suivre le conseil de l’épouse de Job ? Maudis Dieu et meurs !

Voilà la question que je voudrais poursuivre aujourd’hui : Qu’est-ce que cela peut vouloir dire « rater sa vie » ?

Ai-je raté ma vie si je ne peux pas avoir d’enfants, demandent certains couples de même sexe ? Ai-je raté ma vie si, à l’heure de la grande vieillesse, je me retrouve totalement dépendant des autres ? Ai-je raté ma vie si je ne peux pas choisir ma mort ? A l’heure où tout le pays discute, réfléchit, négocie, avance résolument, à marche forcée, sur les questions de PMA, de GPA, de suicide assisté, à l’heure où les multinationales investissent des milliards de dollars pour « augmenter » l’humanité jusqu’à caresser le rêve fou de « tuer la mort » pour ne plus avoir à subir le malheur de Job, n’avons-nous rien à dire ? Devons-nous nous résigner une fois de plus à écouter, honteux et confus, les réflexions réactionnaires et rétrogrades de ceux qui en sont encore à comparer les médecins qui pratiquent l’IVG à des tueurs en série ? Le silence assourdissant de notre église et de ses théologiens m’exaspère. Ne faudrait-il pas prendre la parole, enfin ? Ne serait-ce pas le bon moment pour annoncer l’Evangile d’une manière qui parle juste, qui touche la vraie vie des vraies gens ? Ecoutez Pierre (et ses successeurs) en train de contester Jésus qui nous annonce qu’il est nécessaire que le Fils de l’Homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands-prêtres et les scribes, qu’il soit mis à mort et que, trois jours après, il ressuscite… Pierre fait le jeu de l’Adversaire venu accuser Job : Va-t-en loin de moi Satan, car tes vues ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes ! Il voudrait tellement que Jésus réussisse et, à vue humaine, la souffrance, le rejet et la mort ne peuvent être que le signe d’une vie ratée. Commencer comme Fils de Dieu et finir sur une croix ? Impossible. Pas lui, pas Jésus ! Pierre et ses sbires rêvent d’une vie sans échec, une vie éternelle qui échappe à la mort, une résurrection sans la croix, un royaume de Dieu sans jugement, un pardon accordé sans avoir eu à le demander, ce que Bonhoeffer appelait une « grâce à bon marché » Alors, puisque ses disciples les plus proches sont dans l’incapacité de comprendre, Jésus s’adresse à la foule et il explique : Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu’il me suive. En effet, qui veut sauver sa vie la perdra mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Evangile la sauvera… Pas sûr qu’il soit mieux entendu…

C’est Jésus lui-même qui me ramène à la question : qu’est-ce que cela signifie « perdre ou rater sa vie » ? Puissions-nous nous poser la question pour notre propre existence…

Quand j’étais pasteur à Lyon, nous avons inventé un jeu pour amener les catéchumènes à y réfléchir d’une manière très concrète. Nous avons appelé ce jeu « Le jeu de la mort ». Un abondant matériel de création est mis à disposition au démarrage du jeu. Chacun est invité à réaliser le chef d’œuvre de sa vie pendant la durée du jeu qui est de 79 minutes pour les garçons et de 85 minutes pour les filles, chaque minute équivalant à une année d’espérance de vie. Plusieurs fois au cours du jeu, on interrompt le jeu de manière parfaitement aléatoire. Chacun vient alors tirer au sort un petit carton qui indique ce qui lui arrive : vie (il peut continuer son œuvre) – mort (tout s’arrête) – accident (la vie se poursuit avec un handicap : yeux bandés pour les aveugles, chef-d’œuvre déchiré pour un divorce, bras bandé dans le dos pour un bras cassé, un verre d’eau à ne jamais renverser dans une main, etc.). Celui qui est frappé par la mort se retire alors dans une autre pièce pour écrire sa rubrique nécrologique et réfléchir à ce qu’il a ressenti pendant le jeu. Ce jeu est absolument époustouflant pour ce qu’il révèle de chacun. Toutes les psychologies se dévoilent : ceux qui essaient de tricher pour rester en vie, ceux qui se révoltent contre l’injustice de devoir mourir trop jeune ou d’être atteint d’un handicap, ceux qui se précipitent pour créer leur chef-d’œuvre dans l’urgence et qui passent le reste du jeu à s’ennuyer et à ennuyer leur entourage, ceux qui ont des rêves de célébrité et ceux qui essaient simplement de construire une maison, ceux qui coopèrent avec les autres, ceux qui construisent seuls dans leur coin, ceux qui s’accaparent les matières premières pour assurer leur réussite… En fait quand, après le jeu, on essaye de prendre du recul, ce jeu de la mort permet de mettre en lumière 3 manières différentes de rater sa vie.

  1. On peut rater sa vie comme on rate une cible que l’on vise. Nous avons tous besoin de nous projeter dans l’avenir, de viser demain, d’imaginer des lendemains qui chantent. C’est le propre de l’homme que de vouloir marquer l’histoire en gravant des symboles sur les parois d’une grotte. Construire, élaborer, créer, voilà qui constitue l’humain. On constate alors que certains joueurs ont beaucoup de mal à élaborer un projet à leur dimension. Certains visent trop grand et vivent de frustration et de ressentiment. D’autres visent trop petit et s’ennuient terriblement, tournant rapidement en rond sans plus vraiment de raison de vivre. C’est une question de mauvaise orientation, quand on ne regarde pas dans la bonne direction et qu’on manque l’essentiel en se laissant fasciner par l’accessoire, le superficiel, le secondaire, l’outil, la technique. Il est possible ici de penser aux deux utopies qui marquent notre époque et qui fonctionnent en miroir. Il y a d’une part l’utopie transhumaniste : « Grâce aux nanosciences et à l’informatique, il est en effet devenu possible de se débarrasser de l’animalité de l’homme : naissance, maladies, infirmités, douleurs, vieillissement, mort. Si on le peut, on le doit. L’homme peut devenir un surhomme en acceptant de n’être qu’une machine. Un Cyborg. (…) au croisement de deux prophéties auto-réalisatrices : l’humanisation de la machine et la machinisation de l’humain.[1]» Et il y a d’autre part l’utopie animaliste : « L’homme est un animal comme les autres, à ceci près qu’il est le super-prédateur de la nature. (…) Et puisqu’il n’y a pas de différence essentielle entre l’homme et les autres animaux, il n’y a pas de raison de différencier moralement les humains des animaux. (…) Tous les individus de toutes les espèces sont égaux ; ils ont tous droit à la vie et toute vie animale a droit au respect. Nous serons donc tous végans. [2]» Les deux utopies ont en commun de rater la cible : homme augmenté d’un côté, homme rabaissé de l’autre. Comment ne pas y voir une haine de soi qui ne dit pas son nom.
  2. La seconde manière de rater sa vie se dévoile dans le jeu de la mort à l’heure d’affronter la difficulté, au moment de surmonter un obstacle, un malheur qui fait chuter, une occasion de scandale. A l’heure du malheur de Job. A l’heure de se renier soi-même pour prendre sa croix comme le dit Jésus. Il me semble que beaucoup de nos contemporains se sentent coincés, paralysés par la peur devant la violence du monde tel qu’il va, le sentiment d’impuissance et d’écrasement devant tout ce qui nous échappe, le ressentiment et la colère devant la réussite de quelques-uns vécue comme une injustice insupportable. J’en veux pour preuve le succès d’un Donald Trump qui veut : « Rendre la grandeur de l’Amérique », porté à la Maison Blanche par tout un peuple de petites gens humiliés, frustrés, sans avenir et pour qui tout ce qui est étranger est dangereux (les mexicains, les musulmans, les immigrés). J’en veux pour preuve la popularité sans faille d’un Poutine, d’un Victor Orban, d’un Salvini ou d’un Erdogan. J’en veux pour preuve le Brexit, construit sur l’humiliation des petites gens qui se sentent manipulés par les technocrates de Bruxelles et qui veulent retrouver leur souveraineté. J’en veux pour preuve les jeunes bien de chez nous qui s’engagent pour aller faire le djihad, pour tout casser et retrouver fierté, autonomie et sens à leur vie.
  3. Et puis la 3ème manière de rater sa vie se trouve au sens de ne pas avoir les éléments nécessaires à sa construction, manquer du nécessaire, des éléments de base pour exister pour être en capacité d’agir, de prendre en main sa propre vie pour ne pas seulement la subir, réagir aux événements qui surviennent bien malgré nous. Pour enfin devenir auteur de sa propre vie nous avons besoin de briques de base, de matériaux de construction indispensable. Je pense qu’il faut ici contester la pyramide de Maslow qui hiérarchise les besoins de l’humain depuis les besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime et d’accomplissement de soi (les pauvres ne pourraient pas réussir leur vie parce qu’ils manquent du nécessaire ?) et se tourner vers les besoins de l’enfant pour assurer son développement :
  • Besoin de relations : aimer et être aimé apporte la confiance en soi : je t’aime d’un amour éternel et je te garde ma fidélité (Jérémie 31,3)
  • Besoin d’attention, du regard de l’autre, besoin de reconnaissance : avoir une place, être reconnu pour ce que l’on est offre de l’estime de soi : tu es mon fils bien aimé en qui j’ai mis toute ma joie (Matt 3,17)
  • Besoin d’informations (connaissances / règles / éthique) comprendre et savoir donne du respect de soi : je ne vous appelle plus serviteurs mais amis parce que tout ce que j’ai appris auprès de mon père, je vous l’ai fait connaître (Jn 15,15)
  • Besoin d’une vocation : savoir où l’on va, et savoir se projeter donne de la force, une capacité d’action, une puissance de vie qui entraîne les autres : viens suis moi / tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église / avant de te façonner dans le ventre de ta mère je te connaissais, avant que tu ne sortes, je t’avais consacré, je fais de toi un prophète (Jer 1,5)

Le manque fait obstacle. Et on peut rater sa vie à tenter désespérément de combler un manque vécu dans l’enfance pour trouver confiance, estime, respect ou capacité d’action…

3 manières différentes de rater sa vie : se tromper de cible / être paralysé par le malheur / manquer des éléments qui construisent une personnalité. 3 manières de repenser le péché à distance de la moralisation habituelle qui réduit cette question à une morale infantile du genre « C’est pas bien, tu vas avoir la fessée » à laquelle plus personne ne croit ! Le péché c’est ce qui me fait rater ma vie.

Il est temps pour nous de reprendre la parole, disais-je, pour annoncer l’Evangile d’une manière qui parle juste, qui touche la vraie vie des vraies gens. Là où le péché abonde, la Grâce surabonde !! (Romains 5,20). Il est temps d’annoncer l’Evangile pour

– réorienter notre vie vers Dieu et retrouver la beauté de l’humain qui n’est ni une machine, ni un animal

– trouver dans la foi le courage d’être et de traverser le malheur pour être en capacité de se relever quand on a été ébranlé dans les fondements de son existence

– recevoir les matériaux nécessaires pour construire une vie humaine équilibrée, faite de confiance en soi, d’estime de soi, de respect de soi et de capacité à prendre sa vie en main.

Retrouver la beauté de sa vie quand on pense l’avoir ratée. Et si c’était cela ce qu’on appelle le salut ? Amen !

 

[1] Francis Wolff, Trois utopies contemporaines, Fayard, 2017, p.42.

[2] ibid, p.74-77

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